Michel Servet et Jean Calvin
Lors de l'affaire Servet, Calvin n'avait pas encore de statut officiel à Genêve. C'est un ennemi de Calvin qui a condamné Servet et Calvin s'est même opposé au bûcher qu'il trouvait trop cruel. Pourquoi alors parler de cette "affaire Servet" plutôt que des milliers de bûchers que l'inquisition a dressé aux protestants? Parce que la propagande jésuite de l'époque a monté en épingle cette affaire Servet pour mieux détourner l'attention de ses propres exactions. Il faut donc rétablir la vérité dans cette affaire. Jean Calvin a sa part de responsabilité dans la mort de Michel Servet. L'affaire Servet a laissé une tache d'autant plus voyante qu'elle est isolée dans l'histoire de la réforme.
Michel Servet
Michel Servet était un médecin espagnol, humaniste brillant. C'est lui qui a fait connaître la petite circulation sanguine.
Il avait une théologie marginale(1): Servet s'opposait à la doctrine de la trinité et à la divinité de Jésus-Christ.
Il était parfois excessif dans son propos: Michel Servet nomme ceux qui croient à la Trinité "Athéistes". Il appele la Trinité "un diable et monstre à trois têtes" et dit que le baptême des petits enfants n'est "qu'invention diabolique et sorcellerie".
En 1553, alors qu'il était à Vienne en France, Michel Servet est condamné au bûcher(2) par l'inquisiteur (catholique) Mathieu Ory. Servet parvient à s'évader et se rend à Genève.
L'inquisition le condamne donc par contumace et seule son effigie et ses livres sont brûlés.
Contexte politique et rôle de Calvin à Genève
Qu'allait chercher Michel Servet à Genève?
« Peut-être a-t-il pensé qu'il avait une chance de remplacer Calvin », suggère le documentaliste allemand Oliver Eckert.
En effet, en 1553, un gros problème se pose à Jean Calvin. Le parti des "libertins" a pratiquement pris le pouvoir politique au Conseil des Deux-Cents qui gouverne la ville de Genève. Ses membres sont tous des adversaires de Calvin et aimeraient bien se débarasser de lui.
La situation officielle de Jean Calvin à Genève n'est pas encore établie. Il exerce seulement une influence spirituelle(3).
Servet est sans doute au courant de cette opportunité. Dans ses lettres, Servet traite Calvin de haut. Il le considérait comme quantité négligeable, ne comprenant rien à rien, et ne méritant pas d'être à la place où il était. Il n'hésitait pas à le traiter "d'ignare" ou "d'âne". On ne peut pourtant pas dire que Calvin ait manqué d'érudition.
Le dimanche 13 août 1553, Michel Servet se rend au culte au temple où Jean Calvin prêche. Est-ce une provocation délibérée? En tous cas à la sortie du temple, Michel Servet est arrêté(4).
Servet se retrouve alors en prison. Malgré des conditions de détention rudes, il pouvait écrire à qui lui semblait bon et commander les ouvrages qu'il voulait en vue de sa défense.
Servet pensait que les choses allaient bien tourner pour lui, voici ce qu'il écrit de sa prison:
Si j'avais dit cela, non seulement dit, mais écrit publiquement, pour infecter le monde, je me condamnerais moi-même à mort.
C'est pourquoi, Messeigneurs, je demande que mon faux accusateur [Jean Calvin] soit puni, et qu'il soit détenu prisonnier comme moi, jusqu'à ce que la cause soit définie pour mort de moi ou de lui, ou autre peine. Et pour se faire, je m'inscrit contre lui à la dite peine du talion. Et suis content de mourir s'il n'est convaincu de ceci et d'autre chose, que je lui mettrai dessus. Je vous demande justice, Messeigneurs, justice, justice.
Cette requête était accompagnée de certains articles sur lesquels Servet demandait que Calvin soit interrogé.
Dans cette affaire Calvin jouait lui aussi sa vie. Les Libertins au pouvoir avaient pris le parti de Servet, moins par intérêt pour ce malheureux qu'afin de nuire à Calvin. Ce procès était devenu une affaire politique(5).
Procès de Michel Servet, rôle de Jean Calvin
Calvin va demander d'assister au procès qui se déroule devant le Petit Conseil.
Le Conseil ordonne a Calvin d'extraire mot à mot du livre de Servet les propositions répréhensibles. Calvin le fit, et Servet répondit en latin.
Tout donnait à penser que le parti des libertins opposé à Calvin allait être favorable à Servet. Paradoxalement, ils ne veulent pas apparaître comme des hérétiques. Ils ne le défendront pas quand il aurait fallu le faire. Servet sera victime de la situation la plus mauvaise pour lui, mais aussi pour Calvin. Certains ne pensaient qu'à bannir Servet, ce qui aurait pu se produire. Mais Servet tente sa chance et attaque Calvin, il l'accuse d’hérésie et exige que tous les biens de Calvin lui soient légués. Il va jusqu'à dire : "C'est lui ou moi. Il s'agit de savoir qui vous voulez suivre". Ayant l'habitude des affaires de l'État, on savait que Calvin avait des aptitudes pour gouverner(6), ce qui n'était sûrement pas le cas de Michel Servet. Servet se montra donc très maladroit en attaquant ainsi Calvin.
Condamnation au Bûcher de Michel Servet (Genève 1553)
Le magistrat se prononça rapidement contre Michel Servet, ce à quoi Calvin ne s’attendait pas(7). Plus encore, le conseil de la ville s’approprie l’accusation. Les expertises des autres cantons protestants sont demandées mais avant que ceux-ci ne puissent se prononcer, le conseil de la ville constitue sa propre accusation, rédigée par un adversaire de Calvin.
Les expertises des villes (protestantes) de Bâle, de Schaffhouse et de Zurich arrivent, elles sont unanimes: les réponses sont toutes en faveur de Calvin. On considérait Michel Servet comme un surexcité. En même temps, les réponses sont modérées : aucun canton ne propose la peine de mort. On affirmait seulement la nécessité de réagir. Le 26 octobre 1553, Servet est condamné à la mort sur le bûcher. Le jugement est exécuté le lendemain, bien que Calvin et les autres pasteurs aient demandé une forme d’exécution moins cruelle(8).
Conclusion sur l'affaire Calvin Servet
Jean Calvin a contribué à la mort de Michel Servet, on ne peut pas l’exonérer de sa responsabilité dans cette affaire. Calvin, en mettant ses lettres à disposition du tribunal, a participé au procès(9). Il n’a pas essayé d’arrêter le conseil de Genève (il n’aurait toutefois pas eu réellement la possibilité de le faire.) Il a une responsabilité claire dans la mort de Servet – pas plus.
On ne peut pas affirmer qu’il s’agisse d’un procès de Jean Calvin contre Michel Servet. Aucune autre ville n’aurait agi autrement. Avant et après Servet, des centaines d’hérétiques ont été exécutés, que ce soit par des régimes protestants ou catholiques. Aujourd’hui, il est facile de condamner Calvin.
Mais nous ne pouvons pas appliquer nos critères modernes aux actions de Calvin car celles-ci reflètent seulement l’esprit du 16e siècle(10).
On doit convenir que dans cette affaire Servet, Calvin ne montre pas d'inclination à la tolérance. En cela, il est resté un homme du Moyen Âge.
Comme l'affirme l'historien Gibbon : «La liberté d'opinion fut en réalité le résultat et non l'objectif de la Réforme».
En conclusion: que ce soit d'un point de vue catholique ou protestant, Michel Servet est "hérétique" c'est à dire qu'il soutient des doctrines extravagantes et anti-bibliques(11).
Par contre l'évangile, ne demande absolument pas qu'on brûle qui que se soit.
Jean Calvin et Genève s'étaient distanciés de l'intolérance catholique de l'époque pour revenir à la pureté évangélique dans de nombreux domaines: on ne peut que regretter qu'ils ne l'aient pas fait dans ce cas précis(12).
Les protestants d'aujourd'hui sont unanimes à condamner ce bûcher et l'ont fait en érigeant un monument à Michel Servet. Ils espèrent qu'un jour le Vatican répudiera aussi catégoriquement les crimes de l'inquisition et de la saint Barthélemy.
Sur ce personnage que fut Calvin, sur la manière contrastée dont il est perçu aujourd’hui et dont il a été perçu par le passé, il nous faut un regard lucide. Ni saint ni dictateur, Calvin, homme de son temps, fut cependant un esprit de premier plan au XVIe siècle.
Quant à Michel Servet -même si l'on désapprouve sa théologie- son érudition mais surtout le fait qu'il ait été brûlé pour ses idées force le respect.
Sources: reformiert-online
(1) Michel Servet est proche de l'arianisme: il ne reconnaîssait que Dieu le créateur. Pour Servet Jésus et le Saint Esprit sont des expressions de l’action divine mais non Dieu lui-même.
(2) Voici la genèse de cette condamnation: à Genève, un certain Guillaume de Trie entre en correspondance avec son cousin Arneis (catholique) resté à Lyon. Ce dernier écrit que les Genevois mènent une vie désordonnée et que la pagaille y règne. Guillaume de Trie répond qu'à Vienne, on tolère les pires hérétiques, au point de les héberger au palais archiépiscopal. Arneis demande des précisions. De Trie lui apprend que Michel Servet nie la trinité, et jusqu'à la divinité de Jésus-Christ, et qu'il est néanmoins le médecin de l'archevêque de Vienne. Arneis demande alors des preuves, que Guillaume de Trie va trouver chez Calvin. De Trie savait que Calvin avait entretenu toute une correspondance avec Servet. Celle-ci n'était pas confidentielle, puisque l'essentiel en avait été imprimé par Servet lui-même. Il faut le dire à la décharge de Calvin. De Trie avait prévenu Calvin de ce qu'il voulait envoyer un certain nombre de textes à son cousin de Lyon. Calvin était réticent, il se doutait bien que l'histoire pouvait mal se terminer. Ainsi, des documents autrefois chez Calvin se sont retrouvés, via le cousin catholique, en possession de l'Inquisition à Lyon. Ils ont servi à condamner Michel Servet.
(3) Officiellement, Jean Calvin n'est rien à Genève, n'ayant toujours pas le droit de bourgeoisie, qu'il n'obtiendra qu'en 1559. Il est un simple prédicateur.
(4) probablement à l'instigation de Calvin
(5) certains pensent que Servet avait été appelé à Genève par les ennemis de Calvin, qui voulaient se servir de lui comme d'un instrument pour éliminer le réformateur. Servet était en relation avec eux: son livre "la Restitution de la religion chrétienne" avait pour imprimeur un nommé Guéroult, originaire de Genève et du parti des libertins. Les libertins représentaient un parti politique opposé à Calvin, revendiquant le droit de vivre à leur guise. Ils n'étaient pas satisfaits de la vie très compassée qu'on était obligé de mener à Genève sous la férule du Consistoire.
(6) Quand Calvin avait quitté Genève en 1538 les choses ne s'étaient pas alors très bien passées pour la ville. Ainsi, les Genevois tenaient à le garder.
(7) Jean Calvin pensait que le combat serait plus rude vu la dimension politique que ses adversaires "libertins" auraient voulu donner à l'affaire Servet.
(8) c'est le pouvoir politique opposé à Calvin qui a décidé de la peine et non pas les réformateurs. Ces derniers ont été consultés et écoutés concernant l'orthodoxie de la doctrine de Michel Servet mais pas sur la peine à appliquer au "coupable". On voit souvent Calvin comme un dictateur à Genève. En fait, il n'a jamais été favorable à une emprise du pouvoir religieux sur le pouvoir politique. Bien au contraire il a milité ardemment pour la séparation de l'Eglise et de l'Etat. A noter: Servet souhaita parler à Calvin deux heures avant de mourir. "Je te demande ton pardon, lui dit le condamné. – Moi, dit le réformateur, je proteste que je n'ai jamais poursuivi contre toi aucune injure particulière." [C.-S. Jourdan, Vie de Servet]
(9) Cette correspondance n'était toutefois pas confidentielle, puisque l'essentiel en avait été imprimé par Servet lui-même
(10) même le modéré Melanchthon félicite Calvin pour son rôle dans le procès de Servet! Il y eut cependant des réactions dans le monde protestant de l'époque. Le chancelier de Berne, Zurkinden, estime que "ce n'est pas comme cela qu'on parviendra à convertir les gens. Même si quelqu'un est actuellement un fléau pour l'église, il peut devenir un champion de la bonne cause. On n'a donc pas le droit de supprimer tout avenir à quelqu'un." Une leçon très évangélique au Réformateur! L'exécution de Servet déclenche aussi une polémique entre Calvin et Sébastien Castellion, défenseur de la tolérance religieuse qui a eu cette belle phrase: "Tuer un homme, ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme."
(11) Voir: divinité de Jésus-Christ, et trinité
(12) Curieusement, Calvin lui-même a fait preuve de plus d'intransigeance envers les protestants extrémistes comme Servet que vis-à-vis des catholiques avec lesquels il collabora plus d'une fois.