[Avant la réforme protestante, la ville de Genève était connue pour ses émeutes, les jeux de cartes, les danses indécentes, l’ivrognerie, les adultères et autres vices. Certains se promenaient nus dans les rues et chantaient des chansons grivoises et blasphématoires. ]
Le clergé était corrompu à Genève comme il l'était partout ailleurs; et sa corruption, descendait de lui aux masses.. Au milieu de l'abandon général de la foi chrétienne, il en y avait cependant .. qui gémissaient en silence de cette décadence morale qui leur paraissait si grande qu'elles avaient perdu même l'espérance d'une régénération. En effet, quel bien peut-on faire à Genève, quand cette ville a cinq cents prêtres et moines qui la dévorent en suçant le plus clair de son revenu et la démoralisent par leur inconduite? Qu'attendre d'elle quand son évêque, celui qui doit donner l'exemple des bonnes mœurs, enlève une jeune fille que la colère du peuple lui arrache? Qu'attendre de ces prêtres qui sont, dans le sanctuaire, comme des prestidigitateurs sur la scène, et nourrissent leurs ouailles avec des contes et des légendes, quand il faudrait les nourrir avec des vérités? Qu'ils se réforment! Mais c'est demander au Maure qu'il change sa peau, et au léopard ses taches! La réformation ne pouvait donc pas plus venir d'eux que de ces masses corrompues qui suivaient si facilement leurs prêtres dans la voie large (de la perdition éternelle): c'est là ce que sentait admirablement le célèbre Bonnivard, prieur de Saint Victor qui répondait à ceux qui lui demandaient, en 1527, si le moment n'était pas venu de se faire luthériens: « Comment pourriez vous vous réformer, leur dit le caustique prieur, vous qui êtes si corrompus? Vous dites que les prêtres et les moines sont joueurs, libertins, ivrognes; mais vous l'êtes comme eux. Vous voulez chasser tout le clergé du pape et mettre en son lieu et place des ministres de l'Evangile; ce sera un grand bien en soi-même, mais un grand mal en regard de vous, qui mettez votre félicité à jouir de vos plaisirs, qui sont désordonnés; vos prêtres vous le permettent aujourd'hui, au lieu que si vous aviez des prédicateurs (protestants), ils permettraient ce que le pape défend, et demanderaient l'observance des lois de Dieu, qui sont autrement difficiles que celles de Rome. .. vous ne les aurez pas gardés deux ans, que vous les renverrez, sans les payer de leurs peines, à grands coups de bâton. » Ce discours leur donna à penser. Si Bonnivard n'avait pas le langage de la foi, il avait celui du bon sens.. Toutefois, le bien sortit de l'excès même du mal : car des vices des prêtres s'était formé, peu à peu, un nuage chargé de tempêtes qui devait éclater sur lui. Tout vicieux que fussent les Genevois, ils avaient cependant l'instinct du bien, et en voyant un clergé qui s'était dévoyé tout entier, ils s'étaient pris à le mépriser.. il y avait dans les coeurs tant de lassitude du pouvoir clérical, que la révolution du mépris précéda de quelques années la révolution religieuse... Le clergé se réveilla de sa torpeur, non pour pleurer ses péchés .. mais pour (se) défendre avec acharnement.
A Genève deux pouvoirs étaient alors en présence: celui de l'évêque (religieux) et du conseil des Deux Cents (politique). L'un ne voulait pas céder à l'autre; parfois seulement, ils se faisaient de mutuelles concessions; mais dans ces concessions mêmes se révélait la rivalité la plus grande. Un fait va le démontrer. Depuis l'introduction du luthéranisme dans la ville, le peuple commençait à manger de la viande pendant les jours défendus, se fondant sur ces paroles de l'apôtre Paul ; « Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie. »(l Cor 10.23) (L'évèque de Genève) Pierre de la Baume en fut profondément irrité : C'était une atteinte portée à ses droits d'évêque... Il porta plainte devant le conseil des Deux-Cents, qui lui prêta main-forte et rendit au commencement de l'année un décret par lequel nul ne pouvait manger de la viande pendant les jours défendus, sans la permission de la justice... Les prêtres triomphaient : le conseil était évidemment pour eux; ils allaient bientôt regagner le terrain perdu. Ils s'étaient trop hâtés de se réjouir: le conseil n'était pas assez luthérien pour faire acte public de luthéranisme, et rayer d'un coup de plume une tradition romaine; mais il n'était pas assez catholique pour épargner les prêtres qui pratiquaient le carême sans pratiquer la pureté. A peine le décret était-il rendu.., que des voix s'élevèrent du sein du conseil : « Quoi! dirent-elles, les prêtres nous forceront à nous abstenir de la viande, pendant qu'ils ne s'abstiennent pas du vice de l'impureté? Leur vie licencieuse n'est-elle pas connue?» Alors elles nommèrent les lieux, les personnes, citèrent des faits, des noms, et ce même conseil, qui avait condamné les violateurs du carême .. condamna à la même peine tout ecclésiastique qui se rendrait coupable d'immoralité (Registres du Conseil, tom. I p. 65. - voir note XIII). Ce jugement .. avait une signification qui n'échappa ni aux luthériens, ni au clergé.
(Le pape) Clément VII, pris de vertige, donna le signal du combat le 23 mars 1531.
.. Quand la Réforme éclata, la papauté eut pu l'arrêter au moyen de quelques concessions dont les réformateurs se fussent contentés. Son rôle eût été grand et digne des bénédictions de la postérité. Mais les évèques de Rome ne surent rien céder .. quand donc il aurait fallu travailler à l'extirpation des abus, on ne songea qu'à les légitimer. C'est ce que fit (le pape) Clément VII. Ce pontife osa, à Genève, où tant de germes d'opposition fermentaient, publier un jubilé et ouvrir un marché d'indulgences. Il osa, chose inouïe! faire afficher sur tous les poteaux de la ville un tarif pour la rémission des péchés (indulgences). Les regards étonnés des Genevois y lisaient que
l'homicide se rachète pour quinze livres deux sous six deniers; le faux serment, vingt-neuf livres cinq sous; l'adultère, quatre-vingt-sept livres, etc.Qu'on juge de l'indignation des citoyens honnêtes et droits, en présence de ces honteuses affiches. A la surprise succéda la colère; à la colère, le mépris. Jamais Rome ne descendit plus bus dans l'esprit de ses fidèles. Dans son égarement, elle se crucifia elle-même à ces poteaux sur lesquels elle avait, sans rougir, étalé sa honte et sa simonie. Le clergé triomphait; mais quel ne fut pas son courroux, quand, le matin, il vit que tous les placards étaient lacérés et remplacés par d'autres, sur lesquels on lisait ces mots, où toute la Réforme se trouve en germe:
Dieu notre Père céleste promet à chacun le pardon général de ses péchés sous la seule condition de la repentance et d'une foi sincère aux promesses de Jésus-Christ.Quand le jour commença à poindre et que les yeux se portèrent sur les nouveaux placards, des groupes de personnes se réunirent au pied des piliers: là une polémique vive, ardente, railleuse, commença. Les controversistes, dans leurs paroles animées et pittoresques, établissaient des points de comparaison entre Jésus-Christ qui donne gratuitement le pardon des péchés et son vicaire (le pape) qui le vend. Ils commentaient, article par article, le honteux tarif et laissaient tour à tour éclater leur indignation et leur ironie.
La route était ouverte: Farel, Froment et Calvin allaient pouvoir apporter la lumière de l'évangile à Genève.