Saint Jérôme
TRAITÉ CONTRE L'HÉRÉTIQUE VIGILANTIUS, ou RÉFUTATION DE SES ERREURS.

Une bonne partie de la défense de Saint-Jérôme consiste à se moquer de son adversaire. Sa maîtrise du quolibet lui permet de ne pas perdre la face mais il a bien du mal à répondre Bible en main aux critiques de Vigilance concernant les dérives que Jérôme défend: célibat imposé, monachisme, culte des saints...

Cet écrit polémique a le mérite de nous conserver quelques fragments des points défendus par Vigilance (en bleu dans le texte)


On a vu dans le monde des monstres de différentes sortes ; Isaïe parle des centaures , des syrènes, et d'autres semblables ; Job fait une description mystérieuse de Léviathan et de Béhémoth: nous devons aux poètes les fables, Cerbère, le sanglier de la forêt d'Erimanthe, la Chimère et l'Hydre à plusieurs têtes. Virgile rapporte l'histoire de Cacus. L'Espagne a produit Geryon, qui avait trois corps; la Gaule seule avait été exempte de monstre, et on n'y avait jamais vu que des hommes courageux et éloquents, quand Vigilantius, ou plutôt Dormitantius, a paru tout à coup , combattant avec un esprit impur contre l'esprit de Dieu. Il soutient qu'on ne doit point honorer les sépulcres des martyrs, et ne chanter alleluia qu'aux fêtes de Pâques; il condamne les veilles, il appelle le célibat une hérésie, et dit que la virginité est la source de l'impureté. En un mot , son corps parait animé de l'esprit pervers de Jovinien, comme celui de Pythagore le fut autrefois par l'âme d'Euphorbe, de sorte. qu'il faut répondre à l'un coutume à l'autre : je lui dirai donc avec raison : « Race maudite! prépare tes enfants à la mort, à cause du péché de leur père. »

Jovinien, condamné par l'autorité de l'Eglise romaine, vomit son âme au milieu de mets délicats et recherchés, plutôt qu'il ne la rendit; celui-ci est un Quintilien muet dans les cabarets, il mêle l'eau au vin et se rappelant son an. tienne profession pour infecter de son venin la pureté de la foi, il attaque la virginité dans les festins des séculiers il invective contre les jeûnes des saints, il fait le philosophe au milieu des bouteilles , et c'est là seulement qu'il se plaît à entendre les cantiques de David et de Choré. Ce que je dis est moins une raillerie qu'une plainte légitime; car je ne puis maîtriser mon ressentiment ni passer sous silence l'injure qui est faite aux apôtres et aux martyrs. Malheur étrange ! on dit que des évêques participent à ses crimes, si néanmoins on doit appeler évèques ceux qui ne confèrent le diaconat qu'à un homme marié, qui ne croient pas que la pureté soit compatible avec le célibat; qui indiquent combien ils vivent saintement par les mauvais soupçons qu'ils ont des autres, et qui ne confèrent le sacrement de l'ordre à personne s'ils ne voient sa femme enceinte ou portant des enfants entre ses bras. Que feront les Eglises d'Orient, d'Égypte et celle de Rome, où l'on ne reçoit personne qui ne soit vierge, ou qui ne quitte sa femme s'il en a une? Voilà les erreurs de Dormitantius (Vigilantius) qui, lâchant la bride à la passion , en redouble l'ardeur par ses instructions, quoiqu'elle soit très véhémente , et particulièrement dans la jeunesse; de sorte que nous ne différons plus des bêtes ni des chevaux , et nous sommes ceux dont a parlé Jérémie : « Ils m'ont paru être des étalons, chacun hennissant contre la femme de son prochain. » Sur quoi le saint Esprit donne cet avis, par la bouche du prophète : « Ne ressemblez pas au cheval et au mulet , qui sont sans raison, » ajoutant ensuite pour Dormitantius (Vigilantius) et ses sectateurs « à qui il faut serrer la bouche avec un mors et une bride. »

Mais il est temps de leur répondre en rapportant ici leurs propres termes, de peur qu'on ne m'accuse encore d'avoir inventé le sujet de ce discours pour exercer ma rhétorique; comme on l'a dit de la lettre que j'écrivis dans les Gaules, à une mère et à sa fille qui vivaient séparément l'une de l'autre. Les saints prêtres Riparius et Didier m'ont engagé à entreprendre ce petit ouvrage , m'assurant que leurs paroisses sont infectées de ces erreurs ; et ils m'ont envoyé , par notre frère Sysinnius, les livres que Vigilantius (NDT: ou Vigilance) a écrits dans son ivresse. J'apprends même par leurs lettres qu'il y en a quelques-uns qui , favorisant son parti , acquiescent à ses blasphèmes. Je sais qu'il n'est ni savant ni éloquent, et qu'il aurait de la peine à défendre une vérité; néanmoins à cause des hommes du siècle et de quelques petites femmes chargées de péchés, qui apprennent toujours et n'arrivent jamais ; jusqu'à la connaissance de la vérité, je répondrai à ses sottises pour satisfaire au désir de deux hommes de bien qui m'en ont prié dans leurs lettres. En effet, il répond à son origine; car il descend des étrangers et des voleurs que Pompée, pressé d'aller triompher à Rome, après avoir soumis l'Espagne, laissa aux pieds des Pyrénées où ils formèrent une ville qui prit le nom de Comminges. Il n'est donc pas étonnant qu'il combatte contre l’Eglise de Dieu, qu'il inquiète les Eglises des Gaules, et qu'il ne porte pas la croix de Jésus-Christ, mais la bannière du diable. Pompée fit encore de même en Orient; car après avoir vaincu les Ciliciens et les Isaures, il donna son nom à une ville qu'il fonda dans leurs montagnes. Or cette ville aujourd'hui conserve les anciennes traditions, et n'a aucun Dormitantius (Vigilantius) , tandis que la Gaule souffre un ennemi domestique, un homme dont l'esprit est égaré et qui a besoin des remèdes d'Hippocrate; elle l'entend dans l'Église proférer ces blasphèmes: « Est-il nécessaire que vous respectiez avec tant de soumission je ne sais quoi, que vous portez dans un petit vase, en l'adorant? » Et cet autre, rapporté dans le même livre : « Pourquoi baiser et adorer de la poussière couverte d'un linge? » Et ensuite : « Nous voyons que les coutumes des idolâtres se sont presque introduites dans l'Église sous prétexte de religion. On y allume de grands cierges en plein midi, on y baise et on y adore un peu de je ne sais quelle poussière enfermée dans un petit vase et couverte d'un linge précieux; c'est rendre sans doute un grand honneur aux martyrs que de vouloir éclairer avec de vils cierges ceux que Jésus-Christ, assis sur son trône, éclaire de tout l'éclat de sa majesté. » Insensé que vous êtes ! qui a jamais adoré les martyrs? qui a jamais pris un homme pour un Dieu? Paul et Barnabé, déchirant leurs habits, ne déclarèrent-ils pas qu'ils n'étaient que des hommes, lorsque les Lycaoniens les prenant pour Jupiter et Mercure , voulurent leur sacrifier des victimes? Ce n'est pas qu'ils ne fussent préférables à des nommes morts , mais on voulait par une erreur d'idolâtrie , leur rendre un honneur qui n'est dû qu'à Dieu. Il en arriva autant à saint Pierre , lorsqu'il prit par la main Corneille qui voulait l'adorer; il lui dit: «Levez-vous, je ne suis qu'un homme non plus que vous. » Osez-vous donc parler de la sorte ! Nous adorons , dites-vous, je ne sais quoi, que nous portons dans un petit vase. Qu'entendez-vous par ce je ne sais quoi? Je désire l'apprendre ; expliquez-vous mieux et blasphémez avec une liberté entière. Un peu de poussière , dit-il, enfermée dam un petit vase et couverte d'un linge précieux ! A quoi bon en effet couvrir les reliques des martyrs d'étoffes précieuses? pourquoi ne pas les mettre dans les plus communes , ou plutôt les jeter dans la boue et. les fouler aux pieds, afin que Vigilantius, seul debout, reçoive nos adorations au milieu de son ivresse? Nous commettons donc des sacrilèges quand nous entrons dans les Eglises des apôtres ? Constantin en commit donc un en rapportant les saintes reliques d'André, de Luc et, de Timothée à Constantinople, où les démons rugissent auprès d'elles et où ces esprits, dont est possédé Vigilantius, avouent qu'ils sentent les effets de leur présence? L'empereur Arcade était donc un impie , lui qui a transféré de Judée en Thrace les os du bienheureux Samuel, longtemps après sa mort? Tous les évêques qui ont porté dans un vase d'or une chose si abjecte et des cendres contenues dans la soie, étaient non-seulement des impies, mais encore des insensés? N'était-ce pas aussi une folie aux peuples de toutes les Eglises de venir au-devant de ces reliques avec autant de joie que s'ils eussent vu un prophète vivant, et en si grand nombre que la foule allait en augmentant depuis la Palestine jusqu'à Chalcédoine, chantant d'une commune voix les louanges de Dieu? N'adoraient-ils pas Samuel au lieu de Jésus-Christ, dont il a été le lévite et le prophète? Vous croyez, Vigilantius, que Samuel est un mort, et c'est en cela que vous blasphémez; car le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob , dit l'Évangile, n'est point le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants. S'il est vrai qu'ils sont vivants, ils ne sont pas détenus dans une prison comme vous l'avouez vous-même; car vous dites que les âmes des apôtres et celles des martyrs sont dans le sein d'Abraham ou dans un lieu de rafraîchissement, ou sous l'autel de Dieu, et qu'ils ne peuvent être présents dans leurs tombeaux ni où il leur plait; parce qu'étant d'une nature trop relevée pour être renfermés dans des cachots comme des meurtriers , il est juste de les placer plus honorablement et de les mettre dans des îles agréables et dans les Champs-Élysées. Vous imposerez donc des lois à Dieu? Vous tiendrez dans les fers les apôtres jusqu'au jour du jugement, de peur que ceux qui suivent l'Agneau, en quelque lieu qu'il aille, n'accompagnent leur Seigneur? Si l'Agneau est partout, il faut croire que ceux qui sont en sa compagnie sont partout comme lui. Et pourquoi, pendant que les démons parcourent le monde et que leur extrême vitesse les rend présents en tous lieux, les martyrs, après avoir répandu leur sang, seraient-ils enfermés dans leurs tombeaux sans pouvoir en sortir? Vous soutenez aussi dans votre libelle que pendant notre vie nous pouvons prier les uns pour les autres, mais qu'après notre mort les prières que l'on fera l'un pour l'autre ne seront point écoulées, les martyrs même ne pouvant obtenir vengeance de leur sang. Si les apôtres et les martyrs, encore revêtus d'un corps et dans l'obligation de prendre soin de leur salut, peuvent prier pour les hommes, à plus forte raison peuvent-ils le faire après avoir remporté la victoire et reçu la couronne, Moïse, qui seul obtint de Dieu le pardon de six cent mille combattants, et saint Etienne, le premier des martyrs de Jésus-Christ, qu'il imita parfaitement et qui demanda pardon pour ses bourreaux, auront-ils moins de pouvoir étant avec le Sauveur qu'ils n'en avaient en ce monde? Saint Paul, qui assure que Dieu lui accorda la vie de deux cent soixante-seize personnes qui naviguaient avec lui, fermera la bouche quand il sera dans le ciel, et il n'osera pas dire un mot pour ceux qui auront revu son Evangile par toute la terre? Vigilantius, ce chien vivant, sera préférable à ce lion mort ? On le pourrait croire, s'il était vrai que saint Paul fût mort quant à l'âme. D'ailleurs les saints ne sont pas déclarés morts, mais endormis; de là vient qu'on dit que Lazare, qui devait ressusciter, dormait, et. qu'il est défendu aux Thessaloniens de s'affliger du sommeil de ceux qui n'étaient qu'endormis.

Pour vous, vous dormez en veillant, et vous écrivez en dormant lorsque vous rapportez ce passage, « que nul après la mort n'ose (n'a le droit de) prier pour un autre, » tiré d'un livre apocryphe que vous et vos sectateurs lisez sous le nom d'Esdras. Pour moi, je ne l'ai jamais vu; car pourquoi voir ce qui n'est point reçu dans l'Église? Ne voudriez-vous point aussi m'objecter l'autorité de Balsamus, de Barbelus, le trésor de Manès et le nom ridicule de Leusiboras; et, comme vous êtes dans les Pyrénées et sur les confins d'Espagne, remettre au jour les impertinences de Basilidès, ancien hérétique condamné par tout le monde? Vous rapportez encore dans votre livre un certain passage, comme si vous pouviez en tirer une induction heureuse, et vous l'attribuez à Salomon, qui n'en fut jamais l'auteur, afin d'avoir un nouveau Salomon pour vous seul, comme vous avez un Esdras qui vous est particulier. Faites plus, lisez les révélations attribuées aux patriarches et aux prophètes ; et quand vous les aurez bien répandues parmi les femmes de la dernière classe du peuple, lisez-les dans les tavernes pour engager plus facilement à boire le peuple ignorant qui écoutera ces sottises.

Quant aux cierges, nous n'en allumons point en plein midi, comme vous nous le reprochez à tort; nous nous en servons seulement en veillant la nuit, afin de ne pas la passer dans les ténèbres et de ne pas nous endormir comme vous. Et puis, si quelques séculiers simples et ignorants, et quelques femmes, qui ont du zèle pour Dieu, mais non pas selon la science, en brûlent pour honorer les martyrs, que vous en coûte-t-il? Les Apôtres autrefois trouvèrent à redire que le parfum fût perdu ; mais le Sauveur les blâma. Il n'avait sans doute pas plus besoin de parfum que les martyrs ont besoin de la lumière des cierges; et néanmoins le zèle de cette femme, qui en répandit en son honneur, fut approuvé. Ainsi ceux qui allument des cierges par un mouvement de leur foi ( car l'Apôtre dit que chacun agit selon sa conviction) en seront récompensés. Après cela les appellerez-vous des idolâtres? J'avoue que tous les fidèles sortent de l'idolâtrie, puisque nous ne naissons pas chrétiens et que nous ne le devenons qu'en renaissant à Jésus-Christ par le baptême ; mais, sous prétexte que nous avons autrefois adoré des idoles, n'adorerons-nous pas aujourd'hui le Sauveur, de peur qu'il ne semble que nous lui rendions le même honneur que nous avions rendu aux idoles? Une chose était exécrable parce qu'elle se faisait pour les idoles, et elle est aujourd'hui approuvée parce qu'elle se fait pour les martyrs.

Dans toutes les églises de l'Orient, même dans celles où il n'y a point de reliques, on allume des cierges en plein jour quand on lit l’Evangile, non pas pour dissiper les ténèbres, mais pour donner des marques d'une joie parfaite. Les vierges de l'Evangile tenaient leurs lampes allumées : il est commandé aux apôtres d'en avoir aussi d'ardentes, et il est dit que saint Jean-Baptiste était une lampe ardente et luisante, pour marquer sous l'apparence d'une lumière corporelle celle que le prophète caractérise ainsi: « Votre parole est la lampe qui éclaire mes pas, et la lumière qui luit dans les sentiers où je marche. » L'évêque de Rome fait, donc mal en offrant des sacrifices sur les os vénérables de saint Pierre et de saint Paul, qui ne sont, si vous en êtes cru, qu'un peu de vile poussière, et en prenant leurs tombeaux pour les autels de Jésus-Christ? Tous les évêques du monde commettent donc une faute en méprisant Vigilantius comme un ivrogne, et en entrant dans les églises des saints, où l'on garde je ne sais quels ossements enveloppés de linge, qui impurs, selon vous, souillent ceux qui en approchent, et ressemblent aux sépulcres blanchis des pharisiens , qui n'étaient que poussière et que corruption au dedans.

Après avoir proféré ces honteux blasphèmes, vous osez continuer: « Donc les âmes des martyrs aiment encore leurs cendres; elles sont auprès d'elles et voltigent à l'entour, afin que, s'il venait quelques pécheurs, elles ne pussent pas entendre leurs prières, étant absentes.» Monstre qu'on devrait reléguer aux extrémités de la terre! vous vous moquez des reliques des martyrs, et calomniez les Eglises de Dieu avec Eumonius, auteur de cette hérésie ; vous n'avez pas horreur d'être de sa compagnie, nous reprochant aujourd'hui ce qu'il a reproché à l’Eglise. En effet, ceux qui sont infectés de ses erreurs ne mettent point les pieds dans les églises des apôtres et des martyrs, n'ayant de la vénération que pour Eumonius, dont ils l'ont plus de cas que de l'Evangile, et croyant que les véritables lumières de la vérité sont en lui comme d'autres hérétiques qui assurent que le Saint-Esprit est descendu sur Montan et que Manès est lui-même le Saint-Esprit.

Tertullien a combattu votre hérésie dans un livre admirable qu'il a composé contre vos erreurs; car il y a longtemps qu'elles ont été répandues dans l'Eglise, et vous ne devez pas vous glorifier d'être auteur d'une impiété nouvelle. Il a donné pour titre à son ouvrage : le Scorpiac, nom qui a du rapport avec celui de l'auteur de cette hérésie, d'autant plus que par sa piqûre son venin circula dans toute l'Église. Ces abominables opinions se nommaient autrefois l'hérésie de Caïn; et après avoir été longtemps assoupies ou pour mieux dire éteintes, elles ont été enfin reprises depuis peu par Dormitantius (Vigilantius). Pourquoi ne pas soutenir aussi qu'on ne doit point endurer le martyre? Si l'effusion du sang des houes et, des taureaux n'est point agréable à Dieu, il désire encore moins qu'on lui offre celui des hommes? Soit que vous teniez ce langage , soit que vous n'osiez vous déclarer ouvertement là-dessus, on pourra toujours avec justice croire que c'est votre véritable sentiment, puisqu'en assurant, comme vous faites, que l'honneur qui est rendu aux reliques des martyrs ne leur est point dû, vous ne voulez pas par conséquent qu'ils répandent leur sang, qui ne mérite aucune vénération.

A l’égard des veilles que font souvent les fidèles dans les églises des martyrs, il y a environ deux ans que j'en parlai dans une lettre que j'écrivis au saint prêtre Riparius. « Si vous croyez qu'il faille abolir cette coutume, pour ne pas paraître célébrer souvent la fête de Pâques, à laquelle cette cérémonie s'observe tous les ans, je vous dirai qu'il ne faut donc point non plus célébrer le dimanche, de peur de paraître renouveler plusieurs fois en un an le mystère de la résurrection de notre Sauveur, et d'avoir non une seule fête de Pâques, mais plusieurs chaque année. »

« Si des jeunes gens et quelques femmes peu sages commettent des irrévérences pendant ces veilles, vous ne devez pas en accuser les personnes saintes qui ont de la dévotion, puisque pareilles impiétés se commettent même aux veilles des fêtes de Pâques. D'ailleurs, les irrévérences et les crimes de quelques-uns seulement ne font point de tort à la religion, car on commet les mimes fautes eu particulier, chez soi ou chez les autres, ces veilles n'étant pas la cause de ces dérèglements. »

« Si la perfidie de Judas n'ébranle point la foi des apôtres, les veilles que nous célébrons avec piété ne doivent point être détruites par l'indévotion de quelques-uns, qui s'endorment dans leur dissolution plutôt que de veiller sur leur pureté. Ce qu'il est bon de faire une fois ne devient point mauvais pour être répété plusieurs fois. S'il est à propos d'éviter une faute, on ne doit pas dire que la cause en est dans ce qui se fait souvent, mais dans l'occasion, qui se présente rarement. Est-ce que par hasard il ne faudrait pas continuer les veilles à la fête de Pâques, de peur que les adultères, qui attendent longtemps cette occasion, n'accomplissent leurs desseins criminels, et qu'une femme coupable ne s'en serve pour pécher avec d'autant plus de facilité que son mari ne pourra pas la tenir enfermée? Car on se porte toujours avec plus d'ardeur vers les choses qui se rencontrent plus rarement. »

Comme il m'est impossible de répondre à toutes les lettres que les saints prêtres m'ont écrites à ce sujet, je m'arrêterai seulement à quelques propositions tirées du livre de cet impie. Il (Vigilance) se déclare contre les miracles qui se font dans les églises des martyrs, disant qu'ils sont inutiles aux fidèles et qu'ils ne servent qu'à ceux qui n'ont pas la foi : comme s'il s'agissait de savoir pour qui se font les miracles, et non point par quelle vertu ils se font. Mais je veux que les miracles ne soient que pour les infidèles, afin que n'ayant point voulu ajouter foi aux paroles et à la prédication, ils soient amenés à croire par les prodiges. Notre Seigneur faisait des miracles en faveur des incrédules, et toutefois il ne faut pas les blâmer, parce que ceux pour qui il les faisait ne croyaient point ; ils sont au contraire d'autant plus dignes d'être admirés , que les esprits les plus obstinés étaient par leur moyen comme entraînés vers la foi. C'est pourquoi vous ne devez pas dire que les miracles sont pour les infidèles; mais je demande que vous m'expliquiez comment il se peut faire qu'un peu de poussière et je ne sais quelle cendre ait tant de vertu. Je vois bien, malheureux que vous êtes, ce qui vous fait de la peine et ce que vous appréhendez. Cet esprit impur qui vous fait écrire ces choses a été souvent tourmenté par cette poussière que vous dites être si méprisable, et il en est encore tourmenté ; or, pendant qu'il cache ses blessures en votre personne, il les avoue dans les autres : mais vous direz peut-être comme les impies Porphyre et Eunomius, que ce sont des illusions de démons qui ne se plaignent pas véritablement, mais qui font semblant d'être tourmentés.

Je vous donne un conseil : entrez dans les Eglises des martyrs et sans doute vous serez délivré. Vous y rencontrerez plusieurs de vos compagnons et vous ressentirez, non l'ardeur des cierges allumés sur les sépulcres des mêmes martyrs, mais de flammes invisibles, et alors vous avouerez ce que vous niez maintenant; alors vous qui parlez sous le nom de Vigilantius, vous vous écrierez hautement que vous êtes Mercure à cause de votre amour de l'argent , ou ce Dieu nocturne dont il est parlé dans l'Amphytrio a de Plaute, qui passa deux nuits avec Alcmène pour créer Hercule;ou bien vous déclarerez que vous êtes Bacchus à cause de votre ivrognerie, de la bouteille qui est à votre côté, de votre visage enflammé, de vos livres écumantes et des paroles injurieuses que profère continuellement votre bouche.

De là vient que lors de ce tremblement de terre qui arriva inopinément en cette province pendant la nuit et réveilla tout le monde, voulant passer pour le plus avisé de tous, vous haranguiez tout nu, rapportant l'histoire de nos premiers parents dans le paradis terrestre. Mais lorsque leurs yeux furent ouverts, ils eurent honte de leur nudité et se couvrirent de feuilles, tandis que vous au contraire, n'ayant pas plus d'habits sur le corps que de foi dans l'âme, saisi d'une frayeur subite et encore plein du vin dont vous vous étiez enivré le soir précédent, vous avez paru en cet état devant les yeux des saints pour faire connaître apparemment votre prudence. Voilà quels sont les ennemis de l'Eglise, voilà quels sont les soldats qui combattent contre le sang des martyrs, voilà quels sont les orateurs qui déclament contre les apôtres, ou plutôt les chiens enragés qui aboient contre les disciples du Fils de Dieu. Pour moi, je vous avoue ma faiblesse et je crains que la superstition n'en soit la cause. Si par hasard je me mets en colère, me laisse emporter par quelque passion, ou me trouve importuné de quelque fantôme pendant la nuit, je ne suis pas assez hardi pour entrer dans les Eglises des martyrs; car mon corps et mon esprit se trouvent également abattus de crainte. Cela sans doute vous donnera occasion de vous moquer de moi et passera auprès de vous pour une faiblesse d'esprit et un caprice de femme. Mais je veux bien être semblable à ces saintes femmes qui eurent la gloire de voir les premières la résurrection de notre Sauveur et qui en portèrent la nouvelle aux apôtres, à qui elles furent recommandées en la personne de la sainte Vierge. Enivrez-vous et plongez-vous dans la bonne chère avec vos compagnons. Pour moi je jeûnerai avec ces vertueuses femmes et en la compagnie des hommes saints qui portent sur leur visage les preuves de leur pureté et qui, par la mortification de leur extérieur, font juger de la modestie de leur âme, telle qu'elle doit être dans de parfaits serviteurs de Jésus-Christ. Mais je m'aperçois que vous avez encore d'autres soucis; vous craignez que si la sobriété et la continence sont une fois reçues dans les Gaules, le revenu de vos cabarets ne diminue et que vous ne puissiez pas tenir table ouverte pendant la nuit et continuer vos joies de l'enfer. J'ai encore appris par les mêmes lettres que, contre l'autorité de saint Paul ou plutôt contre celle de saint Pierre, de saint Jean et de saint Jacques, qui touchèrent dans la main de cet apôtre et dans celle de saint Barnabé en signe d'amitié, en leur ordonnant. d'avoir soin des pauvres, vous déclamez contre les aumônes qu'on envoie à Jérusalem pour la nourriture des fidèles qui y sont dans le besoin; si je réponds à cela, vous ne manquerez pas de m'objecter que je parle pour mes intérêts, d'autant plus que si vous ne fussiez venu à Jérusalem répandre vos libéralités et y faire les charités dont vos amis vous avaient chargé, moi et tous ceux qui y demeurent nous aurions été en danger de mourir de faim. Je vous répondrai néanmoins ce que saint Paul dit dans presque toutes ses épîtres, où il recommande aux Eglises qui sont parlai les idolâtres, que chacun donne le dimanche ce qu'il pourra, afin de l'envoyer à Jérusalem pour la subsistance des fidèles; promettant de le porter lui-même, ou de le faire porter par quelqu'un de ses disciples, selon qu'il le trouvera à propos.

Le même apôtre, parlant à Félix, ainsi qu'il est rapporté dans les Actes, lui dit : « Etant venu, après plusieurs années, pour faire des aumônes à ma nation, et rendre mes offrandes et mes voeux à Dieu, ils m'ont trouvé purifié dans le temple. » II pouvait sans doute distribuer en d'autres lieux et à d'autres Eglises qu'il instruisait des mystères de la foi dans leur naissance; mais il avait dessein de donner aux fidèles de Jérusalem qui, après avoir abandonné leur bien pour l'amour de Jésus-Christ, s'étaient livrés à son service avec toute l'affection de leur coeur.

Je serais sans doute ennuyeux en citant tous les passages de ses épîtres, où il déclare qu'il désire avec passion d'aller à Jérusalem y distribuer lui-même aux fidèles l'argent qui lui a été remis entre les mains, non pour satisfaire leur avarice, mais afin de les soulager dans leur besoin et de les garantir de la faim et du froid.

Cette coutume s'observe encore aujourd'hui parmi nous dans la Judée et parmi les Hébreux, savoir: que ceux qui méditent le jour et la nuit la loi du Seigneur, et qui n'ont que Dieu seul pour leur partage sur la terre, soient entretenus des charités des autres fidèles avec une juste proportion , c'est-à-dire que les uns ne soient pas à leur aise pendant que les autres gémissent dans l'indigence, mais que l'abondance des uns serve aux nécessités des autres.

Vous me répondrez sans doute que chacun peut faire cela dans son propre pays, et que l'on ne manquera jamais de pauvres qu'il soit nécessaire d'assister. Je conviens avec vous que faire l'aumône à toute sorte de personnes, aux Juifs même et aux Samaritains quand on en a le pouvoir, est une action charitable et digne de louange ; mais saint Paul nous ordonne d'avoir particulièrement soin de ceux qui ont la même foi que nous, et c'est de ceux-là que doivent s'entendre les paroles de notre Seigneur rapportées dans l'Evangile : « employez vos richesses injustes à vous faire des amis, afin que lorsque vous viendrez à manquer ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. » Croyez-vous que ces pauvres, esclaves de leurs passions au milieu de leur misère et de leurs nécessités, puissent posséder les tabernacles éternels, privés des biens de ce monde et de l'espérance de ceux de l'autre vie? Car notre Seigneur ne dit pas que les pauvres sont bien heureux, mais ceux-là seulement qui sont pauvres de coeur et d'affection; voilà comment il en est parlé: «Heureux celui qui prend pitié du pauvre le Seigneur le délivrera lorsqu'il sera lui-même dans l'affliction. » Il n'est pas besoin d'une grande prudence pour faire l'aumône aux pauvres que l'on rencontre dans les rues et dans les places publiques, mais il faut du discernement pour la faire à ceux qui en rougissent, et qui après l’avoir revue ont regret d'être obligés d'accepter des biens périssables et de peu de durée pour lesquels on reçoit des récompenses éternelles.

Ceux qui emploient leurs biens de telle sorte qu'ils en distribuent aux pauvres les revenus, à mesure qu'ils les touchent, font mieux, dites-vous, que ceux qui, vendant leur héritage, en donnent le prix tout d'un coup. Ce n'est pas moi, c'est notre Seigneur lui-même qui le leur commande: « Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez et donnez-en le prix aux pauvres, puis venez et me suivez. » Ces paroles s'adressent à celui qui veut être parfait et qui quitte, comme les apôtres, son père, sa barque et ses filets. Vous louez celui qui est au second et au troisième degré; nous le jugeons comme vous digne de louange, mais nous reconnaissons cependant que le premier rang est préférable au second et au troisième.

Ce que vous avancez avec une langue d'aspic contre les solitaires ne doit pas les obliger à renoncer à leur profession. « Si tout le monde , dites-vous , se renferme dans les cloîtres ou se retire dans le désert, par qui les églises seront-elles desservies ? Qui travaillera au salut des âmes de ceux qui sont dans le monde? » Je vous répondrai avec les mêmes raisons : Si tout le monde est insensé comme vous, qui aura de la sagesse? Il faudra donc, selon vous, blâmer la virginité ; car si tout le monde en fait profession, on ne se mariera plus, et la race des hommes périra ; il n'y aura plus d'enfants, les sages-femmes seront réduites à la mendicité, et Dormitantius (Vigilantius), seul dans son lit y mourra de froid. La virginité est une vertu très rare, et recherchée de peu de personnes; et plût à Dieu qu'elle le fût d'autant de gens comme il y en a peu dont il est dit : « Il y aura beaucoup d'appelés, mais peu d'élus! » D'ailleurs, l'exercice d'un solitaire n'est pas d'enseigner, mais de pleurer ; et, soit qu'il le fasse pour ses propres péchés ou pour ceux des autres, il doit attendre toujours l'arrivée de son maître avec crainte et tremblement. Connaissant la faiblesse et la fragilité du vaisseau qu'il porte, il doit fuir les écueils, de peur qu'en tombant il ne soit brisé. C'est pour cette raison qu'il évite de regarder les femmes, surtout celles qui sont jeunes; et qu'après avoir réduit son corps en servitude, il tremble encore, quoique hors de tout danger.

Vous me demanderez pourquoi je me suis retiré dans le désert ; c'est afin que je ne puisse vous entendre ni vous voir, que vos extravagances ne me soient pas un sujet d'affliction, et que je ne devienne pas la victime des tentations comme vous, que je ne perde pas la pureté de mon âme en regardant une femme débauchée, et que je ne sois pas entraîné à commettre, malgré moi , une action criminelle par quelque beauté ravissante. Vous me répondrez que ce n'est pas là combattre, niais s'enfuir. «Demeurez ferme sur le champ de bataille, me direz-vous, et présentez-vous à vos ennemis les armes à la main, afin de remporter la victoire , et d'être couronné » ; mais je suis persuadé de ma faiblesse, et ne veux pas m'exposer au combat dans l'espérance de la victoire, de peur qu'au lieu de la remporter, je ne sois vaincu moi-même. Si je m'enfuis , il est certain que je ne serai pas blessé; et si je tiens ferme, il faut que je demeure victorieux ou que je sois vaincu. Pourquoi quitter le certain pour l'incertain?

Il faut éviter la mort ou parles armes ou par la fuite; vous pouvez, en vous engageant dans le combat, être aussitôt vaincu que vainqueur; et, lorsque je m'enfuis, si je ne puis être victorieux, je ne puis au moins être vaincu. On ne dort jamais auprès d'un serpent; il se peut faire qu'il ne me mordra pas; mais aussi il peut arriver qu'il me mordra. Nous appelons les femmes qui demeurent avec nous nos mères, nos sœurs et nos filles, n'ayant point de honte d'employer ces noirs de piété à couvrir nos débauches. Vous qui avez embrassé la vie de solitaire, que faites-vous dans l'appartement d'une femme ? A quel dessein vous entretenir en particulier et tète à tête avec elle?

L'amour pur n'éprouve point d'inquiétude. Ce que nous disons de la passion pour les femmes peut se rapporter à l'avarice, et généralement à tous les vices que l'on évite, en se retirant dans la solitude. Nous fuyons aussi le séjour des villes de peur de faire ce que la volonté plutôt que la nature nous porte quelquefois à exécuter. Voilà, comme je l'ai déjà dit, ce qu'à la prière des saints prêtres, j'ai dicté dans l'espace d'une soirée, pressé par notre frère Sisinnius qui se hâte d'aller en Egypte pour porter des secours aux saints qui habitent cette contrée. Car l'ouvrage est tellement blasphématoire qu'il demande plutôt l'indignation de l'écrivain qu'une réunion de preuves pour le réfuter; et si Dormitantius (Vigilantius) s'obstine à consacrer ses veilles à m'attaquer, et s'il a pensé que cette même bouche qui déchire les apôtres et les martyrs dût me traiter aussi de la même manière , ce n'est plus une courte veillée que j'emploierai à lui répondre; mais c'est une nuit tout entière que je lui consacrerai ainsi qu'à ses partisans, ses disciples et ses maîtres: ces hommes qui regardent comme indignes d'être ministres du Christ les maris des femmes chez lesquelles ils ne voient aucuns signes de fécondité.