LES VAUDOIS RENTRÉS SOUS LA DOMINATION DE LEUR PRINCE LÉGITIME SONT PERSÉCUTÉS AVEC LA DERNIÈRE RIGUEUR. Retour des Vaudois sous la domination de Savoie. Emmanuel-Philibert, sollicité, publie un édit de persécution, en 1560. L'inquisition sévit dans la plaine. - Martyrs à Carignan,
à Méane, à Barcelonnette. - Démarches des Vaudois. - Cruautés. - Commissaires du duc aux Vallées. - Les moines de l'Abbadie et leurs victimes. - Concession momentanée du duc. - Mission de Poussevin. - Dispute publique. - Dernières démarches. - Préparatifs de défense. - Le comte de la Trinité aux Vallées, avec une armée, recourt à la ruse, éloigne les notables. - Oppression croissante.
- Alliance avec le val Cluson - Les Vaudois attaqués à réitérée fois, dans leur refuge du Pradutour, toujours vainqueurs. - Trêve. - Signature du traité de paix; base des relations futures des Vaudois avec leur souverain. À peine les députés étaient-ils partis pour Verceil que le comte recommença de molester les gens du Taillaret, hameau considérable de la commune de la Tour, situé au nord-ouest, an pied du majestueux Vandalin. Cette localité est d'une certaine importance en temps de guerre, étant à la jonction des chemins de montagne qui mettent en communication les hameaux supérieurs du Villar avec le bourg de la Tour, comme aussi ces mêmes hameaux et bourg avec le vallon du Pradutour de la vallée d'Angrogne. Se plaignant de manque d'égards pour lui et de menaces faites à ses gens (c'était le loup se disant offensé par l'agneau), il exigea d'abord qu'on s'humiliât devant lui, puis qu'on lui remit toutes les armes, puis il saccagea les habitations, sans doute pour qu'elles fussent abandonnées et que le chemin des monts lui restât ouvert. Il fit aussi des prisonniers en grand nombre. Il se conduisit de la même manière dans les hameaux du Villar. L'oppression devint telle qu'à la Tour, sous les yeux du général, nul, ni rien n'était en sûreté, et que les évangéliques du bourg cherchaient à se mettre à couvert, eux, leurs femmes et leurs filles, avec ce qu'ils pouvaient emporter, dans les antres des rochers, quoique ce fût en hiver. D'autres plus heureux trouvèrent un asile dans les communes voisines. Les soldats les suivaient à la piste. Citons un fait. Ils trouvèrent dans une caverne un vieillard de cent trois ans et sa petite-fille qui le soignait. Après avoir tué l'homme vénérable, ils allaient outrager la fille, quand elle s'élança en bas les rochers, préférant la mort à la honte. La Trinité imposa aussi à la vallée une contribution forcée de seize mille écus. Il exigea ensuite le renvoi des ministres; au moins, disait-il, jusqu'au retour des députés. On dut, on plutôt, on crut devoir y consentir. Il espérait pouvoir s'assurer de leurs personnes à leur départ; mais les Vaudois prirent de telles précautions, qu'ils les conduisirent en sûreté, bien qu'au travers des neiges et par les hauts passages de Giulian, puis du val Saint-Martin, chez leurs frères de Pragela sur terre de France. Étienne Noël, pasteur d'Angrogne, seul avait été excepté, comme par une faveur du comte qui paraissait avoir pour lui une grande estime. Mais on vit bientôt que c'était dans l'espérance de l'enlever plus sûrement. Le coup manqua heureusement, grâce à l'attachement des paroissiens de Noël, qui le protégèrent contre les soldats envoyés pour le saisir et qui le conduisirent hors de leur atteinte. Enfin, le comte de la Trinité, après avoir détruit tout le vin et toutes les récoltes qu'il ne put emporter, et après avoir brisé tous les moulins qu'il lui fut possible, conduisit son armée en quartier d'hiver dans la plaine, laissant toutefois de fortes garnisons dans les forts et châteaux de la Tour, du Villar, de la Pérouse et du Perrier. Pendant l'absence du chef, ces garnisons commirent toutes sortes de cruautés et d'infamies. Mais il est plus honorable de les taire que de les raconter. L'on attendait aux Vallées avec une grande impatience les députés envoyés à Verceil pour obtenir une capitulation honorable. L'on annonça, enfin, leur retour dans leurs montagnes chéries, au sein de leurs familles et de leurs frères persécutés. Mais, à leur air souffrant, à leur regard abattu, on vit, avant même qu'ils ne parlassent, qu'ils n'apportaient aucune bonne nouvelle; qu'ils avaient été cruellement trompés, qu'ils étaient honteux tout à la fois d'eux-mêmes et du rôle qu'on leur avait fait jouer. Gastaud, le secrétaire du comte, racontèrent-ils, les avait effrayés, et leur avait fait présenter au duc une lettre toute différente de celle que leurs frères des Vallées les avaient chargés de remettre. Ils avaient dû demander pardon à son altesse et ensuite au légat du pape. Durant les six semaines de leur séjour à Verceil, ils avaient été continuellement harcelés par les moines. On les avait accablés d'injures et de menaces, au point qu'ils s'étaient vus contraints de promettre d'aller à la messe. Ils apportaient l'ordre formel aux communes vaudoises de recevoir des prêtres, de fournir à leur entretien et de consentir au culte romain, à l'introduction de la messe, par conséquent, sous peine d'une extermination générale. Que faire ? la situation avait empiré. Il ne restait de choix qu'entre l'apostasie avec la paix, mais au prix du salut de leur âme, et de la fidélité à Dieu, à sa Parole, à l'Église des apôtres avec une perspective de maux affreux et immédiats, mais avec l'approbation de la conscience et l'espérance de la couronne de vie dans le ciel auprès du Seigneur. Placé entre ces deux alternatives, le peuple choisit la bonne part. Aux avantages de ce monde, il préféra la vie éternelle. Il rejeta les conditions honteuses qu'on lui faisait au nom du prince. Il rappela ses pasteurs et rendit au service divin sa publicité et sa forme usitée. Là où l'on avait souffert l'introduction de quelques images dans le temple, à Bobbi, par exemple, on les en arracha avec indignation. Partout se manifesta hautement l'intention généreuse de tout souffrir, jusqu'à l'incendie, la fuite et la mort, plutôt que de renier la foi de leurs pères. Les pasteurs reçurent aussi, dans ces circonstances critiques, des lettres pleines d'affection et de sympathie chrétienne de leurs frères de l'étranger. La certitude du vif intérêt qu'on leur portait, la connaissance des prières qu'on faisait en divers lieux en leur faveur, les conseils de la charité la plus pure et les encouragements à ne regarder et à ne s'attendre qu'à Dieu pour leur délivrance: tous ces témoignages leur firent du bien, ils se sentirent moins seuls dans la lutte. L'attachement sincère que leurs voisins et coreligionnaires du val Cluson ou Pragela (1) leur avaient toujours montré dans les jours de joie, comme dans ceux de deuil et de persécution, notamment dans les derniers événements, fit songer à renouveler l'ancienne union. Des députés des trois vallées passèrent les monts couverts de neige et vinrent proposer l'alliance aux communautés val-clusonnes, que leur souverain François II, roi de France, avait donné ordre de persécuter aussi. Acceptée sans hésitation, elle fut aussitôt jurée. On convint de se secourir mutuellement de toutes les forces disponibles, toutes les fois que leur ancienne Église apostolique serait persécutée. On réserva cependant la fidélité, que les contractants devaient à leurs souverains respectifs; (2). Les envoyés des vallées de Luserne, de Pérouse et de Saint-Martin reçurent le serment de leurs frères du Dauphiné qui, à leur tour, envoyèrent des députés recevoir le serment de leurs alliés. Ils arrivèrent par le Giulian à Bobbi, où l'union fut jurée par l'assemblée unanime de tous les pères de famille. Ils purent même voir, le lendemain, le premier acte agressif de ces hommes paisibles, qui dans l'espérance de la paix s'étaient jusque-là bornés à la plus stricte défensive. Tout le peuple des hameaux occidentaux de la vallée de Luserne vint se ruer, semblable à un torrent de leurs montagnes, sur la forteresse du Villar, réclamant la mise en liberté de leurs parents prisonniers dans ses cachots. Les gentilshommes de la contrée enfermés dans le château, firent avec la garnison une vigoureuse défense. Les Vaudois manquaient de canon et de machines de siège. Une partie d'entre eux devait surveiller la route de la Tour, car ils y livrèrent, en quatre jours, trois combats aux troupes que le commandant du château de ce dernier lieu envoyait au secours de ses compagnons d'armes. Cependant les assiégés mal approvisionnes, et surtout manquant d'eau, durent capituler au dixième jour. Ils rendirent le fort qui fut aussitôt démoli, et s'estimèrent heureux d'être reconduits à leurs avant-postes, la vie sauve. Dans l'intervalle, les députés de toutes les communes s'étaient réunis et avaient ratifié et juré l'union, se promettant secours mutuel et s'engageant à ne rien conclure les uns sans les autres. Entre les mesures de détail qu'ils prirent, on ne peut omettre la levée d'une troupe d'élite de cent arquebusiers constamment de service, destinée à se porter en hâte sur les points menacés, et appelée à cause de cela la compagnie volante. Et, chose digne de remarque aussi bien que d'une juste louange, deux pasteurs furent désignés pour l'accompagner à tour, dans toutes ses expéditions, pour lui rappeler les devoirs du chrétien, s'opposer à tout excès, et célébrer régulièrement avec elle un service religieux.
Il était bien temps de se préparer au combat; car le comte de la Trinité, ayant appris le siège du fort du Villar, s'était hâté de rassembler ses troupes disséminées en quartier d'hiver dans la plaine et de les jeter dans la vallée de Luserne. Il est vrai que, arrivé, le 2 février 1561, un jour après la reddition du fort, il renonça pour le moment à ses vengeances sur le fond de la vallée; mais après avoir encore essayé, quoique inutilement, de diviser ses adversaires en faisant aux Angrognins des offres et des promesses, il reprit ses préparatifs contre la citadelle de ces montagnes, nous voulons dire contre la partie supérieure du vallon d'Angrogne, nommé le Pradutour. Cet endroit, célèbre dans l'histoire des Vallées (3), a la forme d'un immense entonnoir, dont les bords ont une hauteur diverse, et qui est déchiré sur l'un de ses côtés. Il est entouré, an nord, des liantes cimes rocheuses de l'Infernet et de Soiran qui le séparent du val Saint-Martin; à l'occident, par la ceinture infranchissable des monts neigeux du Rous et des pics dentelés, rivaux du Vandalin, qui enveloppent un vallon alpestre, la Sellaveilla avec ses chalets d'été; au midi, par les flancs échancrés du superbe Vandalin, qui s'abaisse en pentes rapides sur le large plateau de Costa-Roussina, d'où l'on descend au sud vers le Taillaret et dans la plaine de la Tour; enfin, à l'orient, par des pâturages plus on moins inclinés et par le massif de rochers, nommé la Rocciailla, qui, quoique inférieur en hauteur aux orgueilleux pics du voisinage, forme cependant une barrière infranchissable entre le pied du mont Cervin au nord, et le torrent de l'Angrogne au midi. Entre ces monts imposants et la Rocciailla, s'étendait au bord d'une eau pure et mugissante une prairie, le Praou Prédutour avec sa bourgade, et de tous côtés, sur les pentes, de petits domaines avec leurs édifices rustiques entourés d'arbres fruitiers.
L'ennemi, comprenant fort bien que l'asile du Pradutour était le coeur des Vallées et qu'on ne les blesserait à mort qu'autant qu'on s'en rendrait maître, dirigea tous ses efforts de ce côté. Après deux attaques successives de la partie inférieure d'Angrogne, une première infructueuse, par les Sonnagliettes ou Roccamanéot, et une seconde, opérée de divers côtés à la fois avec de grandes forces et un plein succès, quoique chèrement payé, le comte de la Trinité en était resté maître jusqu'à la Rocciailla et à la Cassa. Puis, après avoir porté l'incendie dans tous les hameaux, sans pouvoir toutefois consumer les deux temples, il assaillit le Pradutour, le 14 février, par trois points différents ; savoir, par son entrée naturelle, au sud-est, le long du torrent et au pied de la Rocciailla, par les hauteurs qui le séparent au nord-est du vallon de Pramol, et au nord, par celles de la vallée de Saint-Martin. L'attaque par la route ordinaire, au sud-est, s'annonça par l'incendie. À la vue des flammes, consumant les hameaux abandonnés, les réfugiés pouvaient croire que l'armée approchait; ils se seraient peut-être jetés en masse dans cette direction, si l'on n'avait soupçonné une feinte et réfléchi qu'en tous cas quelques hommes suffiraient pour défendre un si étroit passage. L'on ne s'était pas trompé. De ce côté, l'attaque n'était que simulée. Six arquebusiers arrêtèrent et mirent en fuite ce qui se présenta. Un corps de troupe, qui se montra tout-à-coup sur le plateau de la Vachère an nord-est de la Rocciailla, venant de Pramol (4), où il avait passé la nuit, éprouva le même sort. Mais, tandis que nos pâtres aguerris les poursuivaient, l'on aperçut du quartier du Pradutour, sur les pentes des hautes montagnes qui le séparent au nord du val Saint-Martin, une masse considérable de soldats qui descendaient en toute hâte. Un cri d'effroi est jeté. Ce combat coûta la vie à deux des principaux chefs de l'armée du comte. L'un, Charles Truchet, seigneur de Rioclaret, qui avait persécuté ses propres vassaux, comme nous l'avons vu, et qui était l'un des promoteurs de cette guerre, terrassé d'abord par une pierre lancée avec la fronde et abandonné des siens, eut la tête coupée par sa propre épée, dont son vainqueur le frappa. Son général et l'armée le regrettèrent, car il était vaillant et expérimenté. L'autre chef, Louis de Monteil, qui s'était enfui l'un des premiers, avait déjà passé la crête des monts quand un jeune homme de dix-huit ans l'atteignit sur les neiges, refusa sa rançon et le tua. Ainsi s'évanouirent pour les papistes les espérances de cette grande journée. Dieu avait accordé la victoire à ses enfants. Les pasteurs et tous ceux qui ne pouvaient combattre n'avaient cessé du matin jusqu'au soir d'invoquer son nom, comme Moïse, Hur et Aaron lorsque Israël combattait Amalec. Le soir dans toutes les directions, l'air retentissait du chant des louanges du Dieu fort et de paroles d'actions de grâces. Cette victoire valut aux Vaudois un butin considérable d'armes, de vêtements et de provisions de guerre. N'ayant pas réussi au Pradutour, la Trinité, qui avait déjà incendié la plupart des hameaux d'Angrogne, déchargea sa colère sur quelques communautés du val Luserne. Il surprit celle de Rora, composée de quatre-vingts familles, et située dans un vallon derrière la montagne qui s'élève de la rive droite du Pélice au midi de la Tour et du Villar, et qui, incliné vers l'orient, verse ses eaux dans la rivière qu'on vient de nommer à peu de distance du bourg de Luserne. Cependant, malgré les forces que le général y envoya, ce ne fut que le troisième jour qu'il se rendit maître du village. Mais, grâce au courage déterminé de ses hommes valides et surtout de la compagnie volante envoyée à leur secours, toutes les familles et même quelque peu de leurs biens purent être sauvés et conduits au travers des neiges par d'affreux sentiers au Villar où on les reçut avec la plus touchante hospitalité. Le Villar avait aussi été désigné par le comte à ses chefs. Son armée s'ébranla de la Tour, divisée en trois corps, le gros de l'infanterie par le grand chemin, la cavalerie avec les pionniers et quelques troupes légères le long du Pélice dans la plaine; la troisième colonne suivait de l'autre côté de la rivière le sentier qui traverse l'envers de la Tour pour arriver entre Bobbi et Villar. Les troupes du duc eurent l'avantage sur un terrain aussi découvert. Les Vaudois durent plier sur tous les points. Peut-être s'opiniâtrèrent-ils trop à défendre quelques positions avancées. Pendant ce temps, ils furent tournés et durent battre en retraite avec quelque perte, abandonnant le Villar pour se porter dans les vignes, à l'entrée de la Combe que l'ennemi ne put jamais forcer. Ils virent leur beau et grand village incendié sous leurs yeux, mais en s'estimant moins malheureux de ce désastre que si l'ennemi s'était établi et fortifié dans leurs demeures. La Trinité poursuivit ses ravages dans le fond de la vallée, pillant, incendiant et tuant. Il essaya même d'attaquer avec des forces considérables les hameaux supérieurs (le la commune du Villar; mais il dut y renoncer et s'en retourner avec perte. L'on était parvenu à la fin de février. Le comte voyant soit armée fort affaiblie employa un mois à la renforcer. De nouvelles troupes arrivaient tous les jours au quartier général. Le duc de Savoie avait même obtenu du roi de France dix compagnies de fantassins et quelques autres troupes d'élite (6). Un corps d'Espagnols joignit aussi les drapeaux de la persécution. En sorte que, de quatre mille hommes, nombre auquel se montait d'abord. l'armée de la Trinité, elle s'accrut jusqu'au chiffre d'environ sept mille. Elle comptait dans ses rangs la noblesse du pays. À la tête d'une aussi belle armée, le comte se crut assuré de réussir, et son premier effort se porta encore contre le coeur et le boulevard des Vallées, contre l'asile de tous les fugitifs, contre le célèbre Pradutour. Il l'attaqua, le 17 mars, à l'orient, par le chemin le long du torrent, au bas de la Rocciailla, par la croupe ou arête de la montagne, au nord-est de la même Rocciailla où les Vaudois avaient élevé sur toute la largeur un formidable rempart (7), et par un sentier intermédiaire, un peu au-dessous de ce dernier, sentier dangereux à travers les rochers, et qu'on n'avait pas songé, à cause de cela, à garnir de défenseurs. Peu s'en fallut que l'ennemi ne pénétrât par cet étroit passage, car toutes les forces des Vaudois étaient rassemblées aux places principales de défense; heureusement, il fut aperçu à temps et repoussé. Battu à la fois sur les trois points d'attaque, le général ennemi vit tuer sous ses yeux ses meilleurs officiers et décimer ses troupes d'élite si belles et si renommées. Il renonça donc au dessein de continuer l'assaut les jours suivants, quoiqu'il eût fait les préparatifs pour cela, et se retira le soir même avec soit armée harassée et ses blessés, laissant un grand nombre de morts au pied du rempart et sur tous les abords. Pendant que l'armée battue se retirait en grande hâte, les Vaudois auraient pu lui causer des pertes irréparables, en l'attaquant dans les défilés, au passage des torrents ou le long des précipices ; c'était aussi le désir d'un grand nombre. Mais les principaux chefs, et surtout les ministres, ne voulurent jamais y consentir, rappelant qu'on était convenu de n'employer les armes que pour défendre sa vie, et de n'en user qu'aussi longtemps qu'elle serait menacée, modération admirable, et d'autant plus exemplaire, que ceux qu'on épargnait étaient sans pitié. Le succès de cette journée redonna du courage et de l'espérance aux Vaudois. Les ennemis, au contraire, en furent déconcertés et abattus. Dieu combat pour eux, s'écriaient-ils; et ces paroles se répétaient dans tout le Piémont. Le comte parut même désirer la paix, et fit faire à ces paysans invincibles des propositions d'accommodement. Ils répondirent qu'ils souhaitaient aussi de voir la guerre faire place à une honorable paix, qui leur permît de servir Dieu avec une bonne conscience. Mais ils n'osèrent se fier à lui, ayant été déjà plus d'une fois la dupe de ses belles paroles, et ayant même expérimenté que c'était lorsqu'il parlait de paix qu'il méditait les coups les plus rudes. Ils se montrèrent plus confiants à l'égard de Philippe de Savoie, comte de Raconis, qui, quoique haut commissaire de la persécution, paraissait désapprouver cette guerre. Ils reçurent avec faveur son envoyé, ce même Gilles de Briquéras, qui était parvenu à remettre leurs doléances, réclamations et apologie à la princesse de Savoie, à Nice, l'année précédente. Mais le plus triste événement vint interrompre cette négociation. Gilles, quoiqu'il se fit tard, voulut se rendre le même soir au quartier de son seigneur. On lui donna une escorte; mais l'ayant renvoyée trop tôt, il fut tué par deux hommes d'Angrogne qui le rencontrèrent. Les démarches qu'on fit aussitôt auprès du comte de Raconis, et la remise immédiate des coupables, lavèrent de tout soupçon l'autorité vaudoise. Mais la négociation fut interrompue pour le moment. Pendant ces pourparlers, l'armée du comte était allée dans la vallée de Saint-Martin débloquer le château du Perrier, étroitement par les Vaudois du voisinage et par leurs voisins et alliés du val Cluson. À son approche les assiégeants se retirèrent avec leurs frères des villages inférieurs dans les hameaux. du haut de la vallée, où ils se défendirent avec succès pendant un mois, après lequel ils eurent la joie de voir l'ennemi s'éloigner. Les Vaudois retirés dans les localités les plus âpres et les plus sauvages, pressés, entassés dans un petit nombre de cabanes avec toutes leurs familles, voyaient diminuer rapidement leurs provisions, en même temps que grossir le nombre de leurs frères fugitifs, qui venaient réclamer d'eux un abri et du pain. On eût pu craindre que la disette ne se fît sentir et ne vint, ajoutée à tant d'autres souffrances, affaiblir les corps et décourager les coeurs. Mais celui qui avait nourri Élie sur les bords du Nérith fournit aussi de vivres ses serviteurs réfugiés vers les sources des torrents de leurs montagnes, et il remplit à souhait de farine et d'huile les vases des veuves, dos enfants et des pauvres, comme il l'avait fait autrefois à Sarepta pour la pieuse veuve. Le printemps commençait à faire sentir, même sur les monts, sa douce chaleur. Mais, tandis que le souverain bienfaiteur et dispensateur de toutes choses allait rendre la vie à la création endormie et féconder la terre, le cruel comte de la Trinité ne songeait qu'à détruire de nobles créatures et à arroser le sol de leur sang. Il voulait à tout prix pénétrer dans l'asile du Pradutour pour y éteindre sa soif dans un bain de sang, semblable à un loup amaigri, qui, la gueule béante, la langue desséchée et pendante, rôde depuis bien des jours, la rage dans le coeur, autour d'une multitude de brebis et d'agneaux parqués dans une bergerie bien close, y cherchant quelque ouverture pour s'y introduire. Le comte espéra enfin l'avoir découverte. Il se proposa de surprendre le Pradutour par le Taillaret. On se souvient que le hameau de ce nom est situé au nord de la Tour, sur le versant méridional d'un plateau médiocrement élevé (au pied du flanc oriental du Vandalin), qui sépare la vallée de Luserne, et la commune de la Tour en particulier, du vallon supérieur d'Angrogne, ou Pradutour. Pour réussir, par ce côté-là, il était de toute nécessité d'arriver sans bruit, avec toute la colonne expéditionnaire, sur le plateau de Costa-Roussina avant que l'alarme eût pu être donnée; sinon on s'exposait à être assailli et infailliblement repoussé d'en haut, en gravissant une pente de plus de deux lieues de longueur. La triste fin de Truchet et de sa division taillée en pièces dans une situation pareille, par un petit nombre de pâtres, était une leçon suffisante. Il fallait donc, si la chose était possible, endormir la vigilance des gens du Taillaret et de leurs voisins. Le comte, à qui les paroles trompeuses coûtaient peu, persuada à quelques particuliers influents du Taillaret, et en particulier au capitaine Michel Reymondet, de le venir trouver, leur ayant envoyé le sauf-conduit nécessaire. Il flatta leur vanité en leur disant que le duc les estimait et qu'il leur donnerait des preuves de son bon vouloir, s'ils posaient les armes et cessaient de lui montrer de la défiance et un esprit de révolte par les patrouilles incessantes qu'ils se permettaient de faire sans nécessité. Il les assura que, s'ils restaient en repos, il empêcherait ses soldats de leur causer le moindre déplaisir; mais que, dans le cas contraire, il les châtierait avec la dernière rigueur. La vanité de ces pauvres gens ainsi mise en jeu, ils promirent de rester en repos, et ils gardèrent leur parole, malgré les sérieux avertissements et les reproches du ministre de la compagnie volante, à qui ils rendirent compte de leur voyage. Le ministre, augurant ce qui allait arriver, fit réunir sa compagnie d'arquebusiers à la Combe du Villar, placer des sentinelles et envoya des messagers dans diverses directions annoncer une attaque prochaine. En effet, à l'aube du jour, le petit corps d'élite, qui avait déjà rendu de si grands services à la cause vaudoise, fût averti par ses sentinelles avancées que les papistes montaient au Taillaret. Il se mit aussitôt en marche par un chemin affreux, le long des escarpements et des précipices, dans l'intention d'arriver au plus haut du Taillaret et au-dessus de l'ennemi, Cependant, celui-ci, en plusieurs bandes, surprenait toutes les bourgades de ce grand quartier. Un régiment d'Espagnols se fit remarquer par ses excès. Le crédule Reymondet échappa à peine avec sa femme qui était accouchée depuis peu et son petit enfant. Les troupes atteignirent le plateau. Les arquebusiers vaudois n'avaient pu arriver à temps. Du haut de la montagne, les ennemis virent devant eux, au nord, le grand et profond ovale du Pradutour. En moins d'une heure de descente, par les pentes de Barfé, ils en auraient atteint les habitations du côté du midi. Mais ils préférèrent suivre un sentier qui leur permît d'attaquer le Pradutour par le haut : c'est ce qui les perdit. Les Vaudois venaient d'achever la prière accoutumée du matin, quand, presqu'en même temps, leurs sentinelles avertirent de l'approche de l'ennemi sur trois points : par le plateau à leur midi dont il vient d'être fait mention, et à l'orient par les deux chemins au nord et au sud de la Rocciailla. Douze hommes seulement s'élancèrent tout d'abord au-devant de la colonne débouchant du plateau par l'étroit sentier, et ils suffirent pour l'arrêter. Le voyageur, peu exercé aux courses de montagnes, ne marche qu'avec hésitation et tremblement sur le sentier à peine tracé qui coupe une pente rapide. Le pas de la plupart des soldats du duc n'était pas plus assuré; aussi s'arrêtèrent-ils, quand ils virent leur étroit passage barré par six hommes résolus, et des pierres, des débris de rochers que les six autres détachaient des hauteurs du voisinage rouler sur eux et menacer de les entraîner d'un même bond dans le ravin. Mais le, coeur leur manqua tout-à-fait à la vue des agiles et intrépides montagnards, accourant toujours plus nombreux au secours de leur avant-garde. Ils tournèrent le dos et s'enfuirent au plus vite sur le plateau ou était encore une partie de leur troupe. Sur ces entrefaites, la compagnie volante arriva par le flanc du Vandalin sur les hauteurs qui dominent le plateau, et s'abritant derrière de gros arbres, des rocs et de petits murs qui séparent les pâturages, fit un feu nourri et meurtrier. La colonne papiste, ramassée et à découvert, perdit beaucoup de monde, tandis que les tirailleurs des montagnes n'eurent que trois morts. Enfin, après avoir encore fait l'essai de reprendre l'offensive, elle battit en retraite, non par le Taillaret par lequel elle aurait été trop exposée, mais par le sommet de la montagne qui s'abaisse insensiblement, en contournant vers la Tour, et qui par son peu de largeur facilitait la défense. Quant aux deux colonnes qui s'étaient avancées par Angrogne, comme elles devaient, non opérer seules, mais simplement appuyer l'attaque par le Taillaret, en faisant diversion, elles se retirèrent lorsqu'elles virent leurs frères d'armes en fuite sur la montagne voisine. Telle fut l'issue du dernier combat livré aux Vaudois dans cette campagne. Le comte de la Trinité craignant peut-être, après tant de revers, de se voir attaqué dans ses quartiers de la Tour par les montagnards aguerris, détala le soir même et se retira à Cavour avec une partie de ses troupes. De là, il menaçait encore de tout ravager, d'aller couper les blés en herbe, les vignes et les arbres. Mais une dangereuse maladie qui l'atteignit, et le fit descendre jusqu'aux portes du tombeau, rendit impossibles ses sinistres projets. Pendant son inactivité forcée, les Vaudois renouèrent avec Philippe de Savoie, comte de Raconis, les relations interrompues par le meurtre de Gilles de Briquéras. Ce prince, qui dans l'acquit de sa charge de haut commissaire avait toujours fait preuve de modération, se montra favorable à la paix. Il consentit à transmettre à madame la duchesse les voeux et une requête de ses sujets persécutés, tendant à obtenir des conditions que leur conscience pût accepter. Ayant reçu les pouvoirs nécessaires pour traiter, le comte de Raconis déploya une bienveillance pleine de confiance, qui abrégea la négociation et, après un mois de pourparlers, amena un accord résolvant toutes les questions pendantes et signé par les deux parties. Un pardon général y était accordé à tous ceux des Vallées et d'ailleurs, qui avaient pris les armes contre son altesse et contre leurs seigneurs particuliers, pour cause de religion. La liberté de s'assembler dans les lieux accoutumés pour ouïr des prédications, et pour célébrer tous les actes de leur religion, était reconnue à la majeure partie des communautés des trois vallées (8), ainsi que celle de construire des édifices à cet usage. Mais le droit de prêcher et de se réunir était formellement refusé, en dehors des limites indiquées dans la capitulation. Toutefois les ministres étaient autorisés à faire des visites pastorales à ceux des leurs qui seraient domiciliés dans des lieux où il n'y avait pas d'exercice public de leur religion (9), pourvu que ces visites se fissent avec prudence et discrétion. Il était spécifié, qu'on ne regarderait point comme une infraction au présent accord, ni comme une prédication prosélytique, les réponses qu'un Vaudois pourrait faire lorsqu'il serait interrogé touchant sa foi. Tous les fugitifs des dites Vallées et tous ceux qui auraient abjuré ou promis d'abjurer avant, la guerre étaient admis à rentrer dans leurs maisons, avec leurs familles, ainsi que dans le libre exercice de leur religion. Leurs biens devaient leur être restitués, tous ceux du moins qui leur avaient été enlevés par le fait de cette guerre. La même promesse était faite à ceux de la vallée de Méane et à ceux de Saint-Barthélemi. On assurait à tous la restitution, par voie de justice, de leurs meubles et de leur bétail (sauf ce qui aurait été enlevé par les soldats), ainsi que le rachat des objets vendus, au même prix que les acquéreurs les auraient payés. Le même droit était garanti aux catholiques contre les Vaudois. On confirmait aux susdits Vaudois (10) toutes franchises et immunités, ainsi que tous privilèges, tant généraux que particuliers, concédés, soit par son altesse, soit par ses prédécesseurs, soit par des seigneurs, pourvu qu'ils ressortissent de documents publics. Une bonne justice leur était promise. Un rôle des fugitifs à réintégrer serait dressé et remis à son altesse. Le duc se réservait de pouvoir construire un fort au Villar; mais il donnait à la fois l'assurance de ne pas s'en servir au préjudice des biens et des consciences de ceux des Vallées. Le duc exigeait aussi des susdits de renvoyer ceux de leurs pasteurs qu'il indiquerait; mais en retour, il leur permettait de les remplacer auparavant. Il excluait toutefois de leur choix le pasteur Martin du Pragela. Le droit de faire célébrer des messes et autres offices du culte romain dans toutes les paroisses des Vallées était réservé par son altesse. Mais elle reconnaissait à son tour à ceux de la religion opposée la liberté de ne pas y assister, en leur imposant toutefois l'obligation de laisser faire ceux qui voudraient y venir. Remise était faite aux susdits de tous les frais de guerre, ainsi que des huit mille écus qu'ils redevaient à son altesse sur les seize mille qu'ils s'étaient engagés a payer. Tous les prisonniers restés entre les mains des soldats seraient relâchés contre une rançon modérée; tous ceux qui pour cause de religion auraient été envoyés aux galères seraient mis en liberté gratuitement. Il était permis à tous ceux des vallées de Méane et autres lieux mentionnés dans la capitulation, les ministres exceptés, de s'arrêter, d'aller et de venir, d'acheter, de vendre et de trafiquer dans les états de son altesse, pourvu qu'ils eussent leur domicile dans l'intérieur de leurs limites (11), et qu'ils s'abstinssent dans leurs voyages de controverser, de prêcher et de faire des assemblées. Ce traité de paix fut signé, à Cavour, le 5 juin 1561, an nom du duc, par Philippe de Savoie, comte de Raconis, et au nom des communautés des Vallées, par deux pasteurs, François Val, ministre du Villar, Claude Berge, ministre du Taillaret, et par deux des principaux députés, George Monastier, syndic d'Angrogne, et Michel Reymondet, envoyé dit Taillaret (12). (V. LÉGER,... II ème part., p. 38. - Storia di Pinerolo,... Torino, 1834, t. III, p. 54.) Tel fut l'accommodement qui intervint, grâce au coeur noble et généreux du glorieux Emmanuel Philibert, secondé par sa royale épouse, Marguerite de France, par le loyal Philippe de Savoie, comte de Raconis, et assurément par la majorité d'un conseil éclairé et juste. Que ce soit un accord, un traité ou une patente, peu importe; l'essentiel est que le contrat ait eu son effet, selon l'engagement des parties signataires. Appeler faiblesse blâmable un tel acte de clémence, il est vrai, mais aussi de justice, comme l'a fait l'historien Botta, parce que le duc de Savoie a admis le concours de ses sujets vaudois pour régler et déterminer les points de cet accommodement, nous paraît une critique mal fondée autant qu'injuste. Car pourquoi un souverain n'admettrait-il pas ses peuples à exprimer leur adhésion à l'acte, solennel qui règle leurs rapports avec lui, surtout lorsque, étant de religions différentes, il s'agit de régulariser un mode de vivre qui concilie ses droits avec l'acquit des devoirs qu'ils s'estiment obligés de rendre à Dieu. Loin d'être coupable de faiblesse, le prince qui condescend aux besoins religieux de ses sujets ne se montre que juste, et s'il consent à leur donner des garanties par un accord signé des deux parts, il fait preuve d'une haute sagesse, il se place au rang élevé et glorieux de pète de son peuple. Certes, la maison de Savoie n'a pas à regretter la politique qu'elle a suivie. Si, pour condescendre aux exigences de Rome, elle a dû souvent persécuter ses sujets vaudois, en leur rendant ensuite sa bienveillance, elle a aussi tellement conquis leurs coeurs, que leur attachement, leur fidélité et leur dévouement pour elle ne se sont jamais démentis. ( Storia d'Italia da CAROLO BOTTA,... t. Il, p. 428, etc.; Parigi, 1832.) Botta remarque encore que, quoique le duc observât l'édit pendant quelques années, il ne voulut cependant jamais le ratifier, ni le faire enregistrer par le sénat et par la chambre des comptes, formalité indispensable pour qu'il acquît force dédit exécutoire. Mais cette argumentation est étrange. L'authenticité du traité ne saurait être niée (13), et son exécution, n'eût-elle été que momentanée, est également, une preuve suffisante pour en constater la valeur. La suite de cette histoire démontrera, d'ailleurs, qu'il est devenu la base des relations ordinaires entre l'autorité civile et, les Vallées. Il est triste de voir recourir à un tel subterfuge, lorsqu'il est si essentiel que la parole du prince soit entourée de respect et de confiance. Honneur à Emmanuel Philibert, qui, pendant toute sa vie, a été fidèle à l'accommodement qui avait été fait en son nom !
Si les deux parties intéressées consentirent à la convention, y trouvant chacune leur avantage, une personne en éprouva un vif déplaisir ; ce fut le pape à qui le duc la communiqua. Le pontife de Rome S'en plaignit avec amertume. Il pensait que ce pernicieux exemple de tolérance pourrait trouver des imitateurs, et que, par leur lâche complaisance, l'hérésie s'implanterait à toujours dans tant de royaumes placés sous sa houlette. Les moines et les prêtres du Piémont se donnèrent beaucoup de mouvement, et, s'ils ne réussirent pas à faire rompre l'accord, ils en retardèrent on entravèrent l'exécution, particulièrement en ce qui concernait la restitution des biens confisqués ou enlevés (14), et la libération des prisonniers, surtout de ceux qu'on avait envoyés aux galères. Cependant Philippe de Savoie, comte de Raconis, ayant consenti à porter aux pieds de la duchesse les griefs des Vaudois, cette excellente princesse, après avoir encore appelé auprès d'elle le vénérable pasteur Noël d'Angrogne, obtint le redressement de tous les torts et la stricte exécution du traité. (Voir, pour tout ce chapitre, GILLES,... chap. XI à XXVIII. - LÉGER,... II ème part., p. 29 à
40.)
Quittons maintenant les vallées du Piémont et transportons-nous dans une de leurs anciennes colonies, en Calabre, pour assister à son entière destruction. .
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