CRUAUTÉS INOUÏES COMMISES PAR LES PAPISTES AUX VALLÉES Expulsion des Vaudois de la plaine de Luserne. - L'armée piémontaise aux: Vallées. - Massacre des Vaudois. - Défense héroïque de Janavel. - Les Vaudois sous les armes. - Trêve. - Ambassade des Cantons évangéliques de la Suisse. Démarches de la Grande-Bretagne et des autres puissances protestantes. Collectes. - Conférences de Pignerol. - Médiation de la France. - Signature du traité.
Le calme avait succédé au vent d'orage. Les événements, semblait-il, n'avaient pas servi les intentions du conseil pour l'extirpation des hérétiques; aussi les Vaudois, au sein de leurs Vallées, se complaisaient déjà dans l'espérance d'un meilleur avenir et se hâtaient de solliciter l'enregistrement, au sénat, des quatre décrets par lesquels, en 1653 et 1654, le duc avait confirmé leurs privilèges. Mais, qu'ils étaient loin d'entrevoir la vérité et de soupçonner l'épouvantable catastrophe qu'on leur préparait. Car, tandis que sous divers prétextes on écartait leurs demandes, ou que l'on tardait de s'en occuper, les agents de Rome à la cour de Turin, d'accord avec les principaux personnages du gouvernement, ourdissaient dans l'ombre de nouvelles trames, dignes dès puissances ténébreuses qui les inspiraient. La conception du plan à suivre ne les arrêta pas longtemps; on reprit un ancien projet, déjà mentionné, en 1650, dans un manifeste de l'auditeur Gastaldo, et tendant au refoulement violent des Vaudois dans de plus étroites limites, comme aussi à une oppression croissante. En conséquence de ces délibérations et muni de nouveaux pouvoirs, le docteur en droit Gastaldo, auditeur à la chambre des comptes, conservateur général de la sainte foi, chargé d'assurer l'observation des ordres publiés contre la prétendue religion réformée des, vallées de Luserne, de Pérouse et de Saint-Martin, délégué spécialement à cet effet par son altesse royale, s'étant transporté à Luserne, y publia, le 25 janvier 1655, l'ordre cruel qui suit : « Il est enjoint et commandé à tous les particuliers, chefs de famille, de la prétendue religion réformée, de quelque état et condition qu'ils soient, sans aucune exception, habitants et propriétaires des lieux et territoires de Luserne, Lusernette, Saint-Jean, la Tour, Bubbiana, Fenil, Campillon, Briquéras et Saint-Second (1), de s'éloigner desdits lieux et territoires, et de les abandonner avec toutes leurs familles, dans l'espace de trois jours, dès la publication du présent édit, pour se transporter dans les localités et dans l'intérieur des limites que son altesse royale tolère, selon son bon plaisir, et qui sont : Bobbi, Villar, Angrogne, Rora et le quartier des Bonnets. Les contrevenants, qui seront trouvés hors desdites limites, encourront la peine de la mort et de la confiscation de tous leurs biens, à moins que, dans les vingt jours suivants, ils ne fassent conster devant nous (Gastaldo) qu'ils se sont catholisés, ou qu'ils ont vendu leurs biens à des catholiques. »Le manifeste renfermait un allégué étrange, incroyable : il y était dit que, ni son altesse, ni ses prédécesseurs n'avaient jamais eu la volonté d'assigner aux Vallées des limites plus étendues que celles que leur donnait le présent édit; que ces limites plus étendues que les Vaudois réclamaient étaient une usurpation que cette usurpation constituait un crime, et que ceux qui se l'étaient permise étaient passibles de châtiment (2). L'ordre qui expulsait violemment, en trois jours, au cœur de l'hiver, des familles entières et par centaines, eût-il été fondé en droit et arraché au pouvoir par la conduite indigne des condamnés, n'en aurait pas moins été un ordre cruel.
Qu'on se représente, en effet, l'abattement des pères et des mères, contraints d'abandonner tout-à-coup, sans avertissement préalable, la demeure qu'ils avaient bâties ou reçue en héritage des auteurs de leurs jours, dans laquelle ils avaient élevé leurs enfants, soigné leurs récoltes, où ils vivaient heureux dans la crainte du Seigneur et sous le regard de sa face. Voyez-les maintenant s'interrogeant et se demandant : Où aller ? que devenir ? faut-il donc tout quitter, abandonner nos biens, nos foyers, renoncer à tant d'avantages terrestres? Un moyen leur restait d'éviter une si grande ruine. Par une compassion cruellement raffinée, Gastaldo le leur a indiqué, c'est l'apostasie. Fais-toi papiste, invoque la vierge et les saints, prosterne-toi devant les images taillées, assiste à la messe, adore l'hostie, confesse-toi au prêtre, puis fais-lui des présents, et tu conserveras ta maison, tes vergers, tes vignes et tes champs,.... au prix de ton âme immortelle. Si tous sont affermis, on peut espérer, sans doute, que la foi au Sauveur et l'attente des biens à venir obtiendront dans leurs cœurs la victoire sur l'amour des biens terrestres. Mais qui osera attendre de tous, ou seulement du plus grand nombre, autant de foi et de renoncement? Et les vieillards infirmes, et les malades et les nombreux petits enfants, que deviendront-ils? comment les transporter? sur quel point les diriger? dans quel des villages de leurs frères compatissants faudra-t-il demander pour eux et avec eux un refuge ? Oh ! cher lecteur, soyez témoin des angoisses, des embarras, des craintes et des pleurs de victimes dévouées aux plus grands maux par la cruauté papiste.
Le pasteur de la plupart de ces victimes, l'historien Jean Léger, ne peut, dans son récit, admirer assez la bonté de Dieu, qui ne permit pas que d'un aussi grand peuple (3)
personne ne manquât à sa conscience. Tous préférèrent une perspective de misère et de souffrances de toute espèce à la paisible possession de leurs maisons et biens, achetée par l'abjuration. Ils avaient pris pour devise, s'écrie-t-il, ces paroles des livres saints qui rappellent le sacrifice d'Isaac:
Les exilés furent reçus avec compassion par leurs frères des villages tolérés; on leur fit place auprès du foyer; on se serra pour les loger; la table fut dressée pour tous; on partagea avec eux le mets brûlant de farine de mais ou polenta, la châtaigne bouillie, le beurre et le lait. En leur honneur la coupe d'un vin vermeil circula de main en main, tandis qu'on écoutait leurs récits plaintifs.
Ces insistances et demandes irritaient le conseil. La situation, déjà bien critique, fut encore aggravée par des imprudences dont la calomnie sut tirer grand parti. Quelques expulsés de Bubbiana et des autres villages de la plaine de Luserne, ayant ouï que des pillards piémontais dévastaient leurs biens et pillaient leurs maisons, y étaient retournés pour s'assurer de la vérité et pour protéger leur propriété. Leurs anciens seigneurs et surtout le comte Christophe de Luserne, feignant des sentiments de bienveillance, les avaient encouragés à surveiller leurs demeures et à ne pas abandonner entièrement la culture de leurs terres, moyennant toutefois que leurs familles restassent éloignées : l'auditeur Gastaldo, ajoutait-on, n'y voyait aucun mal. Ces paroles étaient comme l'amorce que le pêcheur met à l'hameçon pour attirer et retenir le poisson vorace. Les Vaudois de Saint-Jean, de la Tour, de Luserne, de Bubbiana et autres lieux, trop occupés à protéger leurs biens sans maîtres, ne virent pas qu'ils donnaient à leurs ennemis une occasion de les accuser de transgresser l'édit du souverain, comme on ne manqua pas de le faire. On écrivit à la cour qu'ils résistaient, qu'ils persistaient dans leur obstination. On qualifia même leur imprudence de rébellion enragée.
Un meurtre commis sur la personne du prêtre de Fenil, l'une des communes d'où les Vaudois venaient d'être chassés, fut attribué aussitôt à la vengeance dés barbets. Les véritables auteurs de l'assassinat furent poursuivis bientôt par les parents du mort et jetés en prison. C'étaient le seigneur de Fenil, Ressan, préfet de justice de la province, l'un des plus ardents ennemis des Vaudois, son secrétaire Dagot et un bandit célèbre, nommé Berru. Néanmoins la renommée hâtive avait déjà rempli tout le Piémont de ce crime imputé aux barbets détestés, quand on soupçonna les vrais criminels. Le mal était produit, la calomnie avait atteint son but (5). Les Vaudois étaient, au jugement des Piémontais, non-seulement des hérétiques, ennemis de la vierge et des saints, mais encore des rebelles à leur prince et des assassins. Les châtiments qui leur seraient infligés par la justice vengeresse du souverain ne pourraient jamais être assez sévères.
Toutes les troupes disponibles se préparent en secret pour l'expédition, ou y joint des compagnies bavaroises. L'armée française, à la demande de Charles-Emmanuel, fait passer les Alpes, couvertes de neige, à six régiments, ainsi qu'au régiment irlandais composé des papistes qui avaient fui devant Cromwell. On prétend même que les bandits, les repris de justice, et des gens sans aveu furent attirés,
à dessein, à la suite de l'armée, avec promesse de grâce et de pillage, s'ils s'acquittaient bien de leur devoir.
Saint-Jean et la Tour, abandonnés par les Vaudois depuis le manifeste de Gastaldo, furent occupés sans peine, ainsi que leurs anciennes demeures dans les villages de la plaine. Il est à peine besoin d'ajouter que tout fut saccagé. Les pauvres expulsés et leurs frères de Bobbi, du Villar, d'Angrogne, se tenaient tristement sur les collines, en lieux sûrs, d'où ils regardaient les troupes se disséminer dans la plaine et la ravager. Leurs sentinelles veillaient jour et nuit. L'intention agressive des papistes était trop évidente pour hésiter à se défendre. Les montagnards résolurent de vendre chèrement leur vie. Déjà, le 19 avril, ils furent rudement assaillis en plusieurs endroits, de Saint-Jean, de la Tour, d'Angrogne et des collines de Briquéras, tout à la fois. Quoique très-inférieurs en nombre, ils repoussèrent partout les troupes réglées. Le 20, les attaques furent renouvelées,, mais sans plus de succès.
Toute l'armée se mit donc en marche, le 22 avril, pour occuper les communes vaudoises. Les régiments prirent premièrement possession des grandes bourgades du Villar et de Bobbi, dans la plaine, ainsi que des hameaux inférieurs d'Angrogne. Ils s'emparèrent en même temps des principaux passages, et ne rencontrant aucun obstacle ils pénétrèrent, tant que le jour le leur permit, jusqu'aux hameaux des vallons les plus élevés. Au lieu de quelques régiments et de quelques escadrons, toute l'armée s'était logée et établie dans les habitations des crédules Vaudois. Leur foi à la parole d'autrui et leur respect pour leur souverain les perdirent. Il est triste de penser que des sentiments aussi honorables soient souvent devenus une cause de ruine.
Les soldats, le jour de leur arrivée et le suivant, furent très-pacifiques. Ils ne paraissaient occupés que du soin de se rafraîchir. Ils usaient largement des provisions, entassées par les réfugiés de Saint-Jean, de Bubbiana et des autres bourgs de la plaine. Ils exhortaient ceux qui étaient entre leurs mains à rappeler les fugitifs, les assurant qu'ils ne recevraient aucun dommage, si bien qu'il y en eut d'assez crédules pour se rejeter dans les filets auxquels ils avaient échappé une première fois.
O mon Dieu ! comment redire un si grand forfait? Caïn a versé une seconde fois le sang de son frère Abel! .....
« Le signal ayant été donné sur la colline de la Tour qu'on appelle le Castelus (ainsi s'exprime Léger, témoin de ces horreurs), presque toutes les innocentes créatures qui se trouvèrent en la puissance de ces cannibales se virent égorger comme de pauvres brebis à la boucherie; que dis-je ? elles ne furent point passées au fil de l'épée comme des ennemis vaincus auxquels on ne donne point de quartier, ni exécutées par les mains des bourreaux comme les plus infâmes de tous les criminels; car les massacres de cette façon n'eussent pas assez signalé le zèle de leur général, ni acquis suffisamment de mérites aux exécuteurs.
Tous les échos des Vallées rendaient des réponses si pitoyables aux cris lamentables des pauvres massacrés, et aux hurlements que l'extrême douleur leur arrachait, que vous eussiez dit que les rochers eux-mêmes étaient émus de pitié, tandis que les barbares exécuteurs de tant d'infamies et de cruautés restaient absolument insensibles.
Après le massacre des Vaudois général, les soldats se mirent à la poursuite des fuyards qui, n'ayant pu passer la frontière, erraient dans les bois et sur les montagnes, ou qui languissaient, privés de feu et d'aliments, dans des masures écartées on dans les retraites des rochers. La mort sous les formes les plus horribles les poursuivait. Malheur à ceux qui étaient découverts et atteints. Quand les maisons des victimes eurent été saccagées, on se fit un jeu, disons mieux, un devoir de les réduire en flammes : villages, hameaux, temples, maisons isolées, granges, étables (9), bâtiments grands et petits, tout fut embrasé. La belle vallée de Luserne, à l'exception du Villar et de quelques demeures, réservées pour les massacreurs irlandais, qu'on pensait à y établir, toutes ces contrées, semblables jadis à la riche terre de Goscen, ne ressemblèrent bientôt plus qu'aux ardentes fournaises d'Égypte.
Nos larmes n'ont plus d'eau, écrivaient, de Pinache aux Cantons évangéliques de la Suisse, le 27 avril, des Vaudois fugitifs; elles sont de sang, elles n'obscurcissent pas seulement notre vue, elles suffoquent notre pauvre cœur ; notre main tremblante et notre cerveau hébété par les coups de massue qu'il vient de recevoir, étrangement troublé aussi par de nouvelles alarmes et par les attaques qui nous sont livrées, nous empêchent de vous écrire comme nous désirerions; mais nous vous prions de nous excuser et de recueillir, parmi nos sanglots, le sens de ce que nous voudrions dire. » (V. DIETERICI, die Valdenses; Berlin, 1831, p. 66.) La cour de Turin, dans un manifeste, publié en français, en latin et en italien, a nié la plupart des faits énoncés plus haut. Les historiens catholiques romains ont accusé Léger d'exagération dans ses récits; on le comprend, le crime, une fois commis, cause même à ses auteurs ou à leurs amis une horreur involontaire. La conscience proteste; l'orgueil souffre des taches ineffaçables, faites à l'honneur des coupables, et l'on s'efforce de voiler, partant de nier la vérité. Mais le crime n'était pas de ceux qu'on peut cacher. Les victimes par centaines ont été vues gisantes, mutilées, déshonorées, sans sépulture, dans les champs et sur les chemins; leurs noms et le genre de leur mort ont été notés avec soin. Pourquoi des milliers de familles auraient-elles pris le deuil, si ce récit était ampoulé ? Pourquoi le commandant d'un régiment français, le sieur du Petitbourg, que le marquis de Pianezza dans son manifeste appelle un homme d'honneur, digne de foi, a-t-il donné sa démission après les événements de la vallée de Luserne, si ce n'est parce que, comme il l'a déclaré dans un acte authentique, il ne voulait plus assister à de si mauvaises actions? « J'ai été témoin, dit-il, de plusieurs grandes violences et extrêmes cruautés, exercées par les bannis de Piémont et par les soldats, sur toute sorte d'âge, de sexe et de condition que j'ai vu massacrer, démembrer, pendre, brûler, violer, et de plusieurs effroyables incendies. Quand on amenait des prisonniers au marquis de Pianezza, je l'ai vu donner l'ordre de tout tuer parce que son altesse ne voulait point de gens de la religion dans toutes ses terres (10). »
Les yeux de l'Europe protestante se sont d'ailleurs assurés de la réalité de ces horreurs. Les ambassadeurs des Cantons évangéliques de la Suisse, des provinces unies de la Hollande et de l'Angleterre l'ont constatée et déclarée. Leurs dépêches, les lettres de leurs gouvernements et leurs démarches auprès du duc de Savoie en font foi, comme aussi l'histoire qu'a publiée l'envoyé extraordinaire du protecteur de la Grande-Bretagne, lord Morland, personnage distingué par toutes les qualités de l'esprit et du cœur, qui s'est rendu sur les lieux, sitôt après les massacres des Vaudois.
|