Appuyé à sa longue couleuvrine (4), Janavel surveille la vallée…
Déjà les ennemis parviennent à la crête; ils arrivent de plus en plus nombreux, et, apercevant le vallon de Rora et le village qu’ils sont venus piller, ils se réjouissent bruyamment. L’avant-garde s’est engagée dans le sentier qui descend vers le bourg, elle arrive aux rochers de Rummer; tout à coup elle s’arrête net, un grand cri la cloue sur place et une décharge à bout portant couche sept hommes sur le sentier. D’où peut venir cette attaque? On n’aperçoit rien à droite et à gauche que des chaos de rochers; les soldats tirent, mais une seconde décharge, aussi meurtrière que la première, les épouvante:
– Ils ont pris les armes! II y a là une armée en embuscade! Sauve qui peut!
Ils fuient, mais Janavel et ses six compagnons les poursuivent. Agiles, rapides, ils se multiplient; escaladant les rochers, dominant leurs ennemis, ils les harcèlent, les débandent.
Les soldats qui arrivent au sommet du col voient fuir leurs compagnons; ils s’épouvantent à leur tour et redescendent en hâte par où ils étaient venus. Bientôt tous ont disparu derrière la crête du vallon: sept hommes ont mis en fuite une armée.
– Rendons grâces! dit simplement Janavel.
II s’agenouille avec ses hommes:
– Ô Dieu! s’écrie-t-il, nous te bénissons de nous avoir conservés. Protège nos gens dans ces calamités et augmente en nous la foi!
La ville de Luserne est très animée ce matin; des centaines d’hommes d’armes sont rassemblés sur la place; on prépare une grande expédition contre Rora. Le marquis de Pianesse a décidé d’en finir avec cette poignée d’aventuriers qui déjà, par trois fois, cette semaine, ont repoussé ses troupes avec de grosses pertes. Il a fait venir tous les hommes disponibles, il a convoqué les garnisons de Bubiane et de Cavour. Mais seul le bouillant capitaine Mario est exact au rendez-vous; c’est lui qui, samedi dernier, s’est si cruellement signalé au massacre de Bobi par des atrocités sans nombre. Il a cinq compagnies sous ses ordres, des mousquetaires, des bannis et des Irlandais. Là-bas, devant l’église, il parle avec ses officiers. On entend sa voix irritée:
– Je n’attends pas une minute de plus! Quand les autres viendront, qu’ils nous suivent! Nous aurons déjà anéanti ces chiens de barbets (5) et ramassé le butin. Les soldats se sont-ils munis de cordes comme je l’avais commandé?
– Voyez, capitaine, dit le chef irlandais, presque tous en portent enroulées à l’épaule.
– Eh bien! en route. À nous la gloire de la journée et malheur aux hérétiques!
Il divise sa troupe en deux bandes; l’une doit prendre la droite et l’autre la gauche du vallon de Rora. Caché, comme la première fois, parmi les rochers de Rummer, Janavel voit sans crainte monter l’armée de Mario. Il sait que le bras de l’Éternel est puissant et que « rien n’empêche l’Éternel de sauver au moyen d’un petit nombre comme d’un grand nombre » (6)
Sa troupe s’est augmentée depuis ses premières victoires: quelques arquebusiers et quelques jeunes gens armés de frondes se sont joints à lui. L’armée monte, monte toujours… elle s’engage dans le défilé. Alors Janavel et ses hommes poussent ensemble leur cri de guerre et l’attaquent avec impétuosité mais elle ne fléchit pas, elle résiste… pourquoi donc cet officier là-bas regarde-t-il toujours vers le sommet? Est-ce que, par hasard? … Janavel se retourne, il est cerné! Une troupe nombreuse l’encercle, se rapproche dans quelques instants, les Roraincs seront pris entre deux feux. Sa décision est vite prise:
– En avant! À la broua! (7) s’écrie-t-il, la victoire est là-haut.
D’un seul mouvement, les montagnards se sont tournés: ils font face maintenant à la troupe supérieure qui tente de les encercler. D’en bas, leurs adversaires ne peuvent les atteindre, car il faut le temps d’escalader les rochers.
– Feu! crie Janavel.
Les Vaudois déchargent leurs armes; les ennemis se portent en foule dans leur direction; ils pointent leurs mousquets, tirent… mais les montagnards se sont jetés à terre, la décharge passe sur leurs têtes et couvre de tourbillons de fumée. C’est ce que Janavel attend. Il se jette vers la droite et, suivi des hommes, se fraye un chemin à la pointe de l’épée à travers l’armée ennemie; en quelques bonds, ils ont atteint le sommet, la broua, d’où ils dominent tous leurs adversaires. Ceux-ci se sont rejoints et assiègent les Vaudois. Un demi-cercle de fer et de feu embrasse le bas de la colline où ils se sont réfugiés, mais les balles des mousquets ne peuvent monter jusqu’à eux. Adossés aux rochers, ils se rangent en bataille avec intrépidité. Le combat, inégal, dure plusieurs heures; le cercle, en montant, se resserre autour d’eux, mais ne peut dépasser une certaine limite, car les balles vaudoises frappent de mort tous ceux qui s’approchent. À la fin, les ennemis se lassent.
– Ils sont ensorcelés!
– Ils ont fait un pacte avec le démon pour qu’il les rende invulnérables!
– Ils ont des talismans, les balles glissent sur eux sans les atteindre!
– Ils n’ont aucun blessé, regardez combien de morts s’entassent devant nous!
– Fuyons: Sauve qui peut!
Les ennemis s’enfuient; on les voit qui courent sous les arbres, qui se laissent glisser parmi les rochers.
– Poursuivons-les! dit Étienne Revel.
– Mieux que ça! répondit Janavel; il faut les anéantir.
Regardez-les: ils cherchent à rejoindre la route qui longe la Luserne; ils se dirigent vers la Peira de Ciapel; prenons le raccourci, nous y serons avant eux. L’armée, parvenue au bord de la rivière, commence à reprendre haleine et cherche à se rallier. Soudain, un bruit de tonnerre, un nuage de fumée, une décharge meurtrière perce les rangs. Plusieurs soldats tombent. C’est une panique indescriptible! La terreur saisit ces hommes qui, perdant la tête, se jettent dans les précipices, dans les ravins et les rochers. Plusieurs, à l’aide de cordes qu’ils avaient apportées pour lier le butin, se laissent dévaler dans la rivière, mais elles sont trop courtes et ils se laissent tomber dans les eaux glacées par la fonte des neiges. Quel est donc cet homme qu’on ramène à Luserne trempé, en chemise, sans habit ni souliers? Il grelotte de fièvre et hurle dans son délire. Est-ce bien là le brillant capitaine Mario, parti ce matin si plein d’orgueil pour exterminer les «barbets»? Il entre en agonie ce soir-là et meurt peu de jours après, en proie à une angoisse inexprimable, criant que Dieu le maudit à cause des horreurs qu’il a commises aux Vallées.
Enfin, trois jours après, le 4 mai 1655, dix mille hommes se mettent en marche pour réduire un village de vingt-cinq familles! Ils se sont divisés en trois corps. Janavel repousse le premier, mais les deux autres incendient Rora et emmènent prisonniers les femmes et les enfants des héroïques défenseurs. Janavel refuse de les recouvrer au prix d’une abjuration et se retire, avec ses hommes, dans la vallée française du Queyras. Peu de temps après, il revient aux Vallées, à la tête d’une petite armée, opère sa jonction avec le capitaine Jahier à Angrogne et, nouveau Josué, au cours d’une campagne héroïque et sublime, se met à reconquérir les Vallées. Pendant ce temps, l’Europe entière proteste auprès du duc de Savoie, et, saisie d’horreur, prend la défense des opprimés. Cromwell, Lord-Protecteur d’Angleterre, envoie à la cour de Savoie un ambassadeur extraordinaire qui fait entendre au souverain de sévères paroles; le roi de France lui-même s’interpose en faveur des victimes, et le 18 août 1655 les «Patentes de grâce» sont signées. Elles rétablissent les Vaudois dans la plupart de leurs anciens privilèges. Les prisonniers sont rendus et Janavel, vainqueur, retrouve sa femme et ses filles.
«Non pas à nous, Éternel, non pas à nous, mais à ton nom donne gloire.»(8)