LES VAUDOIS AU XVIII ème SIÈCLE, ET PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.(1690-1814.) Les Vaudois sous les drapeaux de leur prince. - Leur rétablissement dans leurs héritages. - Leur nombre. - Édit de 1694. - Exil des protestants français domiciliés aux Vallées. - Colonies du Wurtemberg. - Mort d'Arnaud. - Essais d'oppression. - Relâche. - Subsides étrangers. - Siège de Turin, en 1706. - Victor-Amédée aux Vallées. - Dévouement des Vaudois. - Vexations nouvelles. - Expulsion des Vaudois de Pragela, des Français et des catholisés. - Édit du 20 juin 1730. - Abrégé des édits concernant les Vaudois. - Effets de la révolution française. - Garde des frontières par les Vaudois. - Injustes soupçons sur leur fidélité. - Projet de massacre déjoué. - Arrestations. - Requête au roi. - Minces faveurs. Esprit révolutionnaire en Piémont. - Abdication de Charles-Emmanuel. État nouveau des Vaudois. - Les Austro-Russes en Piémont. - Carmagnole. - Blessés français. Bagration. - Réunion du Piémont à la France. - Misère aux Vallées. Détresse des pasteurs. - Allocation de rentes et de biens pour leur traitement. - Nouvelle circonscription consistoriale. - Tremblement de terre. - Coup-d'oeil sur l'état religieux des Vaudois. - MM. Mondon, Geymet et Peyran. - Nouvelles carrières ouvertes à l'activité vaudoise.
Servez Dieu et votre prince fidèlement: tel avait été le passage principal et sommaire de l'allocution de Victor-Amédée II, aux chefs des Vaudois, en leur annonçant qu'il rendait son affection, comme sa protection, à leur peuple. Paroles douces à leurs oreilles ; car, si elles remettaient devant leurs yeux un devoir qui, dans leur dernière lutte à main armée, avait subi une interruption forcée, elles mentionnaient au premier rang celui qui avait dû lui être préféré. Le duc lui-même plaçait la fidélité
à Dieu avant celle qui se rapportait à sa personne. Leur conduite passée recevait ainsi sa justification, au jugement même de celui qui était le plus intéressé, après eux, à ce qu'un cas de conflit entre les deux devoirs ne se renouvelât pas. L'avenir à son tour leur offrait quelque sécurité, puisque le prince de son propre mouvement assignait aux deux grands devoirs, qui régissent la vie du chrétien-citoyen, l'ordre même dans lequel les Vaudois les avaient toujours placés, quand ils les énonçaient en s'appuyant sur les enseignements d'un grand apôtre :
Craignez Dieu, honorez le roi. (1 PIERRE, II, 17.) « Ces montagnards coururent se joindre au marquis de Parelle qui les avait attaqués naguère, et les petits combats qu'on livra dans ces montagnes coûtèrent plus de mille hommes à l'ennemi qu'on chassa de Luserne, etc. (2). »Le marquis Costa de Beauregard, dans ses Mémoires historiques sur la maison de Savoie (3), parle de la bravoure des barbets qui se rendirent redoutables aux Français. Il fait encore l'éloge de leur conduite au siège de Coni l'année suivante. « Cette forteresse, dit-il, investie depuis le commencement de la campagne, ne fut longtemps défendue que par ses propres habitants et par quelques troupes de paysans des terres voisines, entre autres par huit cents Vaudois sous le commandement d'un chef célèbre parmi eux. » Pendant que le bataillon des Vallées se distinguait à la défense des villes, comme sur les champs de bataille (4), et répondait ainsi au voeu exprimé à leur chef Arnaud par leur prince (5), celui-ci s'intéressait selon sa promesse à l'établissement des familles vaudoises, et donnait les ordres nécessaires pour cela. La reprise de possession de leur ancien héritage n'était cependant pas aussi facile juridiquement que le fait matériel pouvait l'être, car ces biens avaient changé de maîtres. Une partie avait été cédée à des corporations religieuses ; une autre vendue à des particuliers; une troisième avait été remise à bail. Maintenant il fallait transiger à l'amiable avec les divers tenanciers. Le prince y pourvut. C'est ici que l'on désirerait savoir en quel nombre les Vaudois s'établirent dans leurs villages incendiés ou à moitié déserts. Mais les données exactes nous manquent. Tout ce qu'on sait, c'est que, pendant les années qui suivirent, le nombre des Vaudois en état de manier les armes ne surpassa point mille à onze cents (6). Ce qui, en tenant compte de la minime proportion d'enfants, à leur arrivée, relativement aux adultes, ne supposerait guère une population que de trois à quatre mille personnes. Toutefois, elle ne tarda pas à s'accroître rapidement par l'effet de nombreux mariages et de naissances multipliées, comme en font foi quelques registres paroissiaux (7). Au chiffre des Vaudois., il faudrait encore ajouter, pour avoir le nombre réel des évangéliques qui étaient venus repeupler les Vallées, quelques milliers de Français du Pragela, du Dauphiné et d'ailleurs, dont quelques-uns avaient mérité cette faveur en combattant dans les rangs des Vaudois, sous la conduite d'Arnaud, et dont les autres, attirés par leurs frères et amis, s'étaient joints à eux, désireux qu'ils étaient de vivre dans des contrées rapprochées des lieux dont Louis XIV les avait chassés. Victor-Amédée qui regrettait de s'être privé, par une persécution aussi injuste qu'impolitique, d'un peuple courageux, et qui maintenant souhaitait de le voir reprendre quelque consistance, permettait cet établissement d'étrangers qui s'assimilaient à ses sujets. Le manifeste qui devait fixer la position des Vaudois dans l'étal, reconnaître leurs droits à la possession du territoire et leur assurer l'exercice de leur religion, était pour le pouvoir, on le concevra facilement, une pièce aussi difficile à rédiger qu'à promulguer, à cause de l'opposition constante de leurs ardents ennemis papistes, des prêtres surtout, et de leurs agents. Cependant les services réels qu'ils avaient rendus à leur prince, dans cette guerre, étaient trop récents, et ceux qu'on attendait encore de leur zèle éprouvé trop nécessaires, pour qu'on pût leur refuser cet acte authentique. On publia donc un édit de pacification; mais on se garda d'accorder aux Vaudois aucun avantage nouveau. On les remit sur le pied où ils étaient avant les événements qui avaient amené leur exil. L'édit, qui est du 13-23 mai 1694, contient en substance la reconnaissance de leur légitime établissement sur la terre de leurs aïeux et dans leurs biens héréditaires, la révocation des édits de janvier et d'avril 1686, une amnistie générale et complète et la promesse de la faveur de leur prince. Il reçut d'ailleurs toutes les sanctions légales d'enregistrements nécessaires pour déployer ses effets (8). Ce qui prouve cependant que ce ne fut pas sans rencontrer d'obstacles que les Vaudois obtinrent leur réintégration, c'est que le pape Innocent XII, dans une bulle du 19 août de la même année 1694, déclare l'édit ducal, concernant les Vaudois, nul et non avenu, et qu'il ordonne à ses inquisiteurs de ne point y avoir égard dans la poursuite de ces hérétiques. Mais le sénat de Turin, fort de la volonté du prince, confirma, par son rescrit du 31 août, le droit d'exécution de l'édit du 13-23 mai et prohiba la bulle du pape. (V. DUBOIN. - RACCOLTA, t. Il, p. 157 à 262.) Quel que fût le mauvais vouloir de certains hommes, la colonie vaudoise aurait marché vers une rapide prospérité, en se relevant de ses ruines, protégée comme elle l'était par la bienveillance du souverain, si la politique, avec ses moyens obliques, ses appas et ses réserves cruelles, ne lui avait porté un coup fatal. Victor-Amédée, séduit par les offres brillantes de Louis XIV, qui lui restituait des provinces perdues et qui lui demandait la main de sa fille pour son petit-fils, héritier présomptif de la couronne de France, consentit à rompre ses engagements avec ses alliés et à se replacer sous le patronage du grand roi. Si, dans le règlement des conditions du traité, Victor-Amédée resta fidèle à sa parole donnée de maintenir les Vaudois dans leur héritage, et s'il les protégea contre leur ardent ennemi, contre le vrai auteur de leurs affreux malheurs de 1686, il consentit, hélas ! à des mesures de rigueur contre les Français réformés établis aux Vallées, avec lesquels il n'avait pris sans doute aucun engagement, mais que cinq années d'établissement avaient pu autoriser à se regarder comme ses nouveaux sujets. Il fut stipulé dans ce traité, conclu en secret à Lorette, au commencement de 1696 : 1°que les habitants des Vallées Vaudoises n'auraient aucun commerce ni aucune relation avec les sujets du grand roi, en ce qui concernait la religion ; et Conformément au traité, ceux des Français réformés, établis aux Vallées, qui servaient dans le bataillon vaudois, au service du duc, durent quitter le camp de Frescarole et passer en Suisse. Ils arrivèrent au commencement d'août dans la partie française du canton de Berne. D'autres les suivirent au mois de septembre (9). Ce ne fut cependant que dans le courant de 1698 que le traité reçut sa pleine exécution. Dans l'intervalle, à part les efforts faits pour ramener au papisme, en les effrayant, ceux qui étaient revenus à la foi vaudoise, pour détourner les biens des familles par des mariages avec des catholiques romains et pour empêcher que la vallée de Pérouse ne se repeuplât de Vaudois, les Vallées ne se seraient guère aperçues d'un changement (10). Or, le 1er juillet 1698, le duc de Savoie publia le double décret que lui arrachait son puissant voisin; savoir, la défense aux Vaudois d'avoir aucun rapport, pour cause de religion, avec des sujets français, et l'ordre à ceux-ci de sortir des Vallées, dans l'espace de deux mois, sous peine de mort et de confiscation. Cet édit éloignait de force sept pasteurs, originaires du Pragela et du Dauphiné: Montoux, le compagnon d'Arnaud, Pappon, Giraud, Jourdan, Dumas, Javel, et enfin Henri Arnaud lui-même. En effet, Arnaud était Français, des environs de Die. Il ne l'eût pas été, qu'on eût peut-être trouvé quelque raison de se débarrasser de sa personne ; car la jalousie et la calomnie le poursuivaient de leur langue empoisonnée. On renouvelait méchamment contre lui l'accusation de vouloir former une république, bien que son rôle se bornât, dans les affaires civiles, à concilier quelquefois les différents que faisaient naître dans les familles la reconstruction des maisons, le partage des propriétés au retour de quelque parent que l'on n'attendait plus. Sa personne était trop vénérée, ses conseils trop respectés et suivis avec trop de promptitude pour qu'on ne prit pas ombrage d'un homme aussi influent parmi son peuple adoptif. Son nom, rehaussé par le souvenir de ses exploits, par son génie entreprenant, par sa fermeté héroïque, ainsi que par ses talents et ses vertus comme pasteur, le faisait paraître redoutable au parti sans générosité, qui, dans les conseils du prince, excitait sourdement à la haine contre les évangéliques. C'est le coeur serré que l'ami, le chef, le héros, le pasteur chéri des Vaudois quitta pour jamais ces Églises auxquelles il avait consacré sa vie, et pour la restauration desquelles il n'avait pas craint la mort dans les combats. Trois mille Français, réfugiés du Pragela, du Dauphiné et d'ailleurs, s'éloignèrent avec lui des Vallées, où, après de cruelles persécutions, ils avaient trouvé un demi-repos pendant quelques années. Genève, qui avait accueilli les malheureux Vaudois douze ans auparavant, reçut encore avec charité ces nouveaux hôtes jusqu'à leur départ pour la Suisse et l'Allemagne. Arnaud entra dans ses murs le 30 août 1698. Les brigades des autres exilés suivirent durant les premiers jours de septembre. (Archives de Berne, onglet E. Correspondance de Genève.) Toujours aux avant-postes, Arnaud, à peine arrivé, partit pour solliciter des cours protestantes de l'Allemagne un asile pour ses frères. De Stouttgart, il eut la joie d'annoncer aux magistrats bernois que le duc de Wurtemberg se montrait favorable aux exilés et leur ouvrait ses états. Ils partirent, et cette fois sans espérer plus de retourner jamais dans leurs inhospitalières Vallées. L'amour du Seigneur et la charité chrétienne soutenaient leurs pas chancelants. Dans une de leurs haltes, à Knittlingen, sur la route du Rhin à Maulbronn, à quelques lieues seulement de leur destination, ils prirent possession du sol, en y déposant la dépouille d'un de leurs fidèles pasteurs, nommé Dumas, à qui la mort ne donna guère que le temps d'arriver au lieu du refuge pour y mourir (11). C'est au couchant et au nord de Stouttgart que les émigrés des Alpes vaudoises s'établirent et qu'ils fondèrent des colonies auxquelles, par un souvenir plein de tristesse et de charme tout à la fois, ils donnèrent les noms de villages aux vallées de Pérouse et de Pragela qu'ils avaient dû quitter. Dans le district de Maulbronn, Villar (12) (plus communément Gross-Villar, soit Grand-Villar), Pinache et Serres (13), Luserne ou Wourmberg, le Queyras, quartier de Dürrmenz (14), et Schœnberg, auquel Arnaud qui s'y fixa et qui en fût le pasteur, donnait le nom des Mûriers (15). - Pérouse (16), dans le district de Léonberg; - Neu-Hengstett, qu'ils appelaient Bourset (17), dans celui de Calw; - Mentoule (18), aujourd'hui Nordhausen, dans celui de Brachenheim; - la Balme, de nos jours Palmbach avec Moutschelbach, entre Pforzheim et Dourlach; - Waldensberg, dans le comté de Waechtersbach (Isembourg). - Un certain nombre de familles s'établirent à Waldorf, village de l'ancienne principauté d'Isembourg. - Le landgrave de Hesse-Darrnstatt offrit aussi un asile à quelques-uns des compagnons d'Arnaud dans Rohrbach, Wembach et Hahn, ainsi qu'à Kellersbach ; - le prince de Hesse-Hombourg, à Dornholzhausen, et le comte de Hanau dans sa résidence même. Sur le sol germanique, ces victimes de la haine fanatique de Louis XIV ne connurent plus jamais de douleurs semblables à celles qu'ils avaient endurées. Protégés par d'augustes princes de leur religion, traités par eux avec justice et bonté, aussi bien que leurs autres sujets, ils ont vécu dans la prospérité et dans la paix. Jusqu'au commencement du siècle actuel, les colonies vaudoises du Wurtemberg se régirent elles-mêmes, pour ce qui concernait les affaires ecclésiastiques, par l'organe d'un synode presbytérien. Conformément aux traditions de leur Église, elles pourvurent, à leurs propres frais, au culte et à l'instruction, à l'entretien des temples, des cures et des bâtiments d'école, aussi bien qu'au traitement des régents et des pasteurs, charge considérable pour leur pauvreté, qui leur fut cependant allégée par les subsides de la charitable Angleterre. Elles eurent longtemps la joie d'être desservies par des pasteurs de leur sein ou de la mère-patrie, et d'entendre leurs exhortations dans la langue de leurs ancêtres. Mais, depuis quelques dizaines d'années, elles ont été agrégées, à contre coeur, pour la plupart, et soumises avec quelque contrainte an consistoire supérieur de Stouttgart. Dès-lors, la langue du culte et des écoles est l'allemand, c'est dire que l'élément national se perd. Dans peu leur histoire particulière sera close, si elle ne l'est déjà. Le patois vaudois s'oublie, quoiqu'il soit encore en usage dans un certain nombre de villages (19). Bientôt, il est à craindre, les noms de familles (20), ceux des villages et des localités particulières, rappelleront seuls l'origine de ces hommes du Midi que leur teint basané et leurs cheveux noirs ne suffiront plus à faire remarquer. C'est dans une de ces colonies, à Schoenberg, près de Dürrmenz, que le héros des Vaudois termina sa carrière. Préférant l'exercice de ses devoirs pastoraux aux honneurs et à la gloire, Henri Arnaud résista aux invitations pressantes de Guillaume III, roi d'Angleterre, qui lui avait envoyé un brevet de colonel et offert un régiment. Il vint oublier, dans un humble presbytère, l'art de la guerre et du commandement avec le souvenir de ses exploits. Tout entier à l'œuvre du ministère, à la prédication de l'Évangile, à la consolation du pauvre et de l'affligé, il s'appliqua à conduire le troupeau confié à sa garde, non plus dans son ancienne patrie, comme lorsqu'il avait reconquis le sol vaudois à la tête de 900 vaillants hommes, mais vers les demeures célestes sur les pas du Chef et Sauveur de l'Église. Marié deux fois, père de trois fils et de deux filles, il mourut à Schoenberg, le 8 septembre 1721, âgé de quatre-vingts ans, ne laissant qu'une très-minime succession à ses enfants, preuve évidente que, dans ses rapports avec les grands de la terre, ainsi que dans ses entreprises, il s'était oublié pour ne chercher que le bien-être général. Dans l'humble enceinte du temple, aux murailles d'argile, surmontées d'un clocher qui ne dépasse guère les cerisiers du village, la reconnaissance et le respect ont assigné une place honorable à la dépouille mortelle du grand homme, pour qui la modeste houlette de berger des âmes eut plus d'attrait qu'un grade élevé dans l'armée, que l'honneur, que la gloire et que les faveurs des cours. Ses cendres reposent au pied de la table de communion. Une gravure, suspendue sous le pupitre de la chaire (1), reproduit les traits qui distinguèrent le héros de Salabertrand et de la Balsille; tandis qu'une inscription latine gravée dans la pierre qui recouvre sa tombe rappelle ses exploits. Nous traduisons : « Sous cette pierre repose le vénérable et vaillant Henri Arnaud, pasteur des Vaudois du Piémont, aussi bien que colonel. - Tu vois ici ses restes mortels; mais qui pourra jamais le dépeindre ses hauts faits, ses luttes et son courage inébranlable. Seul, le fils de Fessé combat contre des milliers de Philistins, et seul, il tient en échec et leur camp et leur chef, Il mourut le 8 septembre 1721, dans la 80e année de son âge (21). » La population vaudoise des vallées de Luserne, d'Angrogne, de Pérouse et de Saint-Martin, considérablement diminuée par l'émigration forcée des trois mille Français dont la présence pendant plusieurs années avait comblé les vides immenses que leur avait faits la persécution, eut à souffrir elle-même de mesures parfois rigoureuses et vexatoires, aussi bien que préjudiciables à sa prospérité. Quoiqu'il parût certain que le coeur de Victor-Amédée n'était point défavorable aux Vaudois, on leur faisait une guerre sourde et cachée. Contrairement aux termes de l'édit de rétablissement, on travaillait ceux de leurs enfants qui avaient été disséminés dans le Piémont, et on les détournait de la foi par des promesses de mariage, par d'autres moyens de séduction,, comme aussi en les effrayant par des menaces. Sous prétexte d'incompatibilité de religion et à l'instigation de la France qui était limitrophe (22), on s'opposait à ce que les Vaudois de la demi-vallée de Pérouse rentrassent en possession de leurs biens sur la rive gauche du Cluson et s'y établissent. On réclamait en plein de leur pauvreté le paiement des tailles et des impôts depuis leur expulsion en 1686, et par conséquent pendant le temps qu'ils avaient passé à l'étranger lorsque leurs biens étaient possédés par d'autres. Il était aussi question d'anciennes dettes qu'on croyait éteintes, qu'on faisait ascender, grâce à quelques additions nouvelles, à 450,000 francs de France (23), dont on exigeait l'intérêt au trois pour cent. Par surcroît de malheur, les impôts avaient été considérablement augmentés et on les levait avec rigueur. Tandis qu'il en était qu'on n'exigeait pas des catholiques, on dépossessionnait sans retard les Vaudois qui ne pouvaient les acquitter. Des missionnaires papistes parcouraient les villages et les montagnes, s'attachant surtout aux familles pauvres qu'ils ne réussissaient que trop souvent à entraîner dans l'apostasie. Parfois le bruit vague d'une nouvelle et prochaine émigration forcée se répandait de lieu en lieu, et sentait l'angoisse dans les cœurs; tandis que, dans d'autres moments, on les calmait et on les consolait, en répétant que le duc était plein de bonne volonté pour ses sujets vaudois. Toujours est-il qu'on ne leur permettait pas de réparer oui de rebâtir les églises renversées ou dévastées, et que les mesures sévères, prises contre les Français, les avaient privés de prédicateurs en nombre suffisant. Ils en auraient manqué, si le canton de Berne ne leur en avait envoyé avec l'agrément de son altesse royale (24). Sur la fin de 1698, la situation des Vaudois paraissait tellement précaire qu'un de leurs pasteurs, Blachon, exprimait dans une lettre sa crainte qu'un tel état de choses ne pût durer encore une année, et pour ce qui le concernait, il ne voyait de salut que dans une émigration. Les Vaudois, à cette époque, après le départ des protestants français, étaient réduits au nombre de mille à onze cents hommes en état de porter les armes. Tel était le fruit du retour de Victor-Amédée à l'alliance de la France. L'intérêt de sa politique l'emportait sur les sentiments de son coeur. Les Vaudois étaient victimes de ses plans d'agrandissement. (Extrait des archives de Berne, onglet E. Correspondance de l'ambassadeur des Pays-Bas, Walckenier. - Et DIETERICI, die Waldenser.), Un revirement de politique de la cour de Savoie, au commencement du XVIII éme siècle, amena une légère amélioration à la situation des Vallées. Victor-Amédée échappa à l'influence de Louis XIV, à l'occasion de la succession d'Espagne, et se ligua avec l'empereur d'Allemagne et deux grandes puissances protestantes, l'Angleterre et la Hollande, pour faire la guerre au monarque français. On peut supposer que, dans les correspondances des cabinets coalisés comme dans les entretiens des ambassadeurs, il fuit question des Vaudois, et que l'intercession des cours protestantes ne leur fut point inutile. On confirma sans doute les articles secrets du traité d'alliance précédent, signé à la Haye en 1691, par lesquels le duc de Savoie avait garanti aux Vaudois l'exercice de leur religion. Ce prince approuva également la protection, accordée par ces deux puissances, aux Églises des Vallées, et permit l'envoi des subsides étrangers destinés à subvenir à leur pauvreté. C'est ici le lieu d'en dire un mot. La reine Marie, femme de Guillaume III, roi d'Angleterre, avait fondé un capital, dont le revenu appelé alors et encore aujourd'hui, le subside royal, était destiné à salarier les pasteurs des Vallées et meule ceux de la colonie du Wurtemberg(25). Les Etats-Généraux de Hollande employaient les revenus d'un fonds, obtenu par des collectes dans leurs états, ainsi que le montant de collectes annuelles, au paiement des honoraires des maîtres d'école, à des gratifications aux pasteurs émérites, aux veuves de pasteurs, au soulagement des pauvres de chaque église, comme aussi à l'entretien d'une école latine. Et puisqu'il s'agit des dons de la charité chrétienne faits en ces temps-là, ou déjà quelques années auparavant, aux Vaudois dans la souffrance, n'oublions pas les bourses, affectées par les Cantons évangéliques de la Suisse, aux étudiants des Vallées dans quelques-unes de leurs académies; savoir, une à Bâle, cinq à Lausanne et deux à Genève. Dans cette dernière ville., l'une était payée par l'état sur les fonds de l'hôpital général (26); la seconde provenait d'un don fait par M. Clignet, maître des postes à Leyde, et confié à l'administration de la bourse italienne (27). Tandis que les Vallées, par l'effet du retour de leur prince dans la coalition contre la France, se sentaient moins pressées par les étreintes du fanatisme haineux que cette puissance déployait alors contre les chrétiens évangéliques, leurs milices appelées sous les drapeaux se comportaient de leur mieux. La guerre que Victor-Amédée eut à soutenir contre son ancien allié fut longue et désavantageuse à ses armes. Son courage personnel, sa persévérance dans la lutte et de grands efforts, ne l'empêchèrent pas d'être comme écrasé sous les coups de son redoutable voisin. Il se vit enlever la plupart de ses places fortes, et enfin, en 1706, il fut investi dans Turin sa capitale. Le récit des vicissitudes de ce siège ne rentre point dans le plan de cette histoire; cependant nous devons en mentionner un épisode qui se lie étroitement à notre sujet. Les travaux d'attaque furent brusquement interrompus par la fuite du duc de Savoie qui sortit de la ville à la tête d'un corps de cavalerie. Le général français, duc de la Feuillade, le poursuivit avec une partie des assiégeants, comptant s'emparer de sa personne. Plus d'une fois, en effet, Victor-Amédée, serré de près, se vit dans un danger imminent. Atteint près de Saluces, il se porta sur la gauche du Pô, et vint se jeter dans les montagnes chez ses fidèles Vaudois. Citons le comte de Saluces, qui n'est cependant pas grand ami de ces derniers. « Le but de Victor Amédée était, dit-il, d'animer 31. de la Feuillade à courir après lui. Il se replia à Luserne. Les Vaudois le joignirent eu grand nombre. Il se fortifia si bien dans la position qu'il choisit, que le général français, après s'être avancé jusqu'à Briquéras, renonça au dessein de le combattre (28). » L'historien piémontais signale le fait du séjour de Victor-Amédée au milieu des Vaudois et le zèle de ces derniers à entourer sa personne pour la défendre jusqu'à la mort; mais ce qu'il ne dit pas, ce que toutefois nous ne saurions passer sous silence, c'est que le duc vint reposer sa tête sous le toit d'un Vaudois, au sein de l'humble population vaudoise de Rora. C'est dire que ce prince éclairé appréciait et estimait, à leur valeur, l'honnêteté et la parfaite fidélité de ses sujets, évangéliques, que la perfidie romaine et la haine de Louis XIV s'étaient si longtemps attachés à lui représenter comme des ennemis de sa personne et de son royaume, et qu'il avait traités avec une rigueur excessive vingt ans auparavant. Cette confiance de Victor-Amédée fait autant d'honneur à son jugement qu'aux hommes simples et fidèles, à qui elle fut donnée. La famille Durand-Canton, à qui échut le privilège d'offrir l'hospitalité à son souverain, en conserve des preuves irrécusables; savoir, le gobelet et le service d'argent dont il se servait, qu'il laissa en souvenir de son passage, ainsi qu'un acte authentique autorisant la famille qui l'avait reçu à ensevelir ses morts dans son jardin. Dans la retraite des Français, battus enfin par le prince Eugène sous les murs de Turin et contraints de fuir après avoir levé le siège de cette ville, les Vaudois donnèrent une seconde marque de dévouement à leur souverain, en ne s'épargnant pas à leur poursuite. « L'armée française », dit le comte de Saluces, prit la route du Dauphiné, où elle » n'arriva pas sans éprouver de nouvelles portes, ayant été » continuellement harcelée dans sa marche par les Vaudois » armés, sous la conduite du colonel de Saint-Amour (29). » (V. Histoire Militaire,... t. V, p. 212. ) La paix d'Utrecht de 1713, si avantageuse à Victor-Amédée, dont elle agrandissait les états, en ceignant sa tête d'une couronne royale, celle de Sicile, échangée un peu forcément quelques années plus tard contre celle de Sardaigne, eut pour effet inévitable de reporter à l'intérieur l'attention et l'activité, déployées à l'extérieur par une lutte de la plus sérieuse gravité. La politique se préoccupa derechef de l'existence, dans les états de sa majesté sarde, d'une confession religieuse différente de celle de la généralité. Les ennemis secrets des Vaudois et de la religion dite réformée poussèrent le gouvernement à quelques mesures vexatoires et même injustes. Au nombre des premières, on peut citer l'obligation imposée à toutes les Églises vaudoises de chômer les nombreux jours de fêtes ordonnées par l'Église romaine, contrairement aux anciens usages et malgré l'absence de dispositions légales antérieures; de même encore les difficultés ou plutôt les empêchements, mis par la douane à l'introduction des livres nécessaires à l'exercice de la religion, comme aussi le refus d'admettre les Vaudois à l'office de notaire; tout autant de griefs qui se sont constamment reproduits dès-lors (30). Comme mesure évidemment injuste, prise contre les Vaudois, on peut citer celle qui contraignait les parents vaudois, dont l'enfant aurait passé au papisme, à lui fournir les aliments ou à lui délivrer la légitime qui devait lui revenir en meubles et en immeubles; mesure injuste, car elle tendait à dénaturer l'autorité paternelle, à favoriser les enfants vicieux et rebelles, et à réduire à l'indigence les vieillards en les privant de biens dont ils ne pouvaient se passer pour vivre. Ces exigences et ces rigueurs arrachèrent des plaintes à la population des Vallées. Elle recourut à la justice et à la bienveillance de son souverain; mais, quelques démarches qu'elle fît, quelque suppliantes que fussent les requêtes qu'elle adressa, elle ne put réussir à les faire modifier. C'est dans ces conjonctures qu'un monarque, dont l'auguste maison n'a cessé de donner aux Vaudois des preuves de sa bienveillance éclairée et chrétienne, Frédéric-Guillaume 1er, roi de Prusse, intercéda en leur faveur au commencement de l'année 1725 (31). La réponse de Victor-Amédée, quoique évasive, exprima des dispositions amicales envers eux. Elles se firent jour dans un acte subséquent, dont il sera bientôt question, sans qu'il soit possible de dire qu'elles aient beaucoup modifié la situation des victimes des préjugés papistes, ni qu'elles aient affaibli considérablement l'antagonisme d'une religion jalouse, qui ne cessait de dépeindre au prince, comme des sujets dangereux, des hommes dont le sang avait récemment coulé à son service. Les principes d'une large tolérance n'ont jamais prévalu dans l'administration des affaires vaudoises, et il pouvait alors d'autant moins en être sérieusement question que le gouvernement se disposait à prendre des mesures très-sévères contre les chrétiens évangéliques d'une autre partie des états de sa majesté; savoir, du Pragela annexé au territoire piémontais par le traité d'Utrecht. Malgré les fureurs de Louis XIV, et l'émigration violente à laquelle il avait contraint, en 1698, plus de trois mille protestants de cette contrée, il était resté dans la vallée de Pragela quelques centaines de personnes qui, quoique moins ferventes dans leur foi et moins disposées à lui sacrifier leur existence, en s'exilant ou en confessant ouvertement leur religion, avaient néanmoins conservé en secret les espérances, les croyances et le culte évangéliques. Passés sous la domination de Savoie, en 1713, et voyant que leurs coreligionnaires et voisins des vallées de Luserne et de Saint-Martin jouissaient de l'exercice de leur religion, ils avaient repris courage, mis fin à leur dissimulation et étaient venus s'édifier fréquemment dans les temples de leurs frères. Pendant quelque temps, on ferma les yeux sur leur retour à la foi de leurs ancêtres, vaudois aussi bien que leurs voisins. Mais la susceptibilité romaine et la politique traditionnelle du gouvernement piémontais s'effarouchèrent bientôt de leur hardiesse et y mirent un terme en 1730. Un édit les contraignit à choisir entre une nouvelle abjuration ou l'exil. Une démarche amicale du roi de Prusse auprès du roi de Sardaigne ne put détourner le coup (32). Trois cent soixante individus, relevés de leur première chute, animés de l'amour du Seigneur, ne se sentant pas libres en leur conscience de renier leur foi, prirent ce dernier parti. Le pays de Vaud les vit arriver dans le courant de mai 1730. Le gouvernement de Berne les y accueillit avec la même charité qu'il avait déployée envers leurs malheureux frères le siècle précédent. Une partie d'entre eux s'y fixa (33); les autres rejoignirent leurs parents établis dans les colonies du Wurtemberg ou ailleurs. Tous les Pragelains, amis de l'Évangile, n'émigrèrent pas. Les faibles dissimulèrent de nouveau et allèrent à la messe. En secret, ils continuèrent à lire la Parole de Dieu. À la fin du siècle, l'auteur de cet ouvrage, alors étudiant, ayant demandé l'hospitalité dans une maison de la vallée, s'y vit accueilli avec affection en sa qualité de futur ministre de l'Évangile : Nous avons la Bible, nous la lisons, lui dit-on ; et on alla chercher le précieux et antique volume qu'on mit sous ses yeux. Il n'y a pas très-longtemps que l'autorité papiste, jalouse du livre sacré, fit saisir et brûler tous les exemplaires qu'elle put découvrir dans la vallée. Dernière victoire sur la vérité, brûler la Bible au XIX ème siècle ! l'esprit de Rome est toujours le même ..... Cette même année, 1730, Victor-Amédée II, pressé par la cour de France de sévir contre les protestants français qui s'étaient réfugiés aux Vallées, et par le pape Clément XII, de punir les relaps et les renégats, avec menace, s'il n'était fait droit à sa demande, de rompre un concordat avantageux à la cour de Turin, publia, le 20 juin, un édit sévère contre ces trois classes de personnes, dans lequel se trouvaient, aussi quelques dispositions de détail concernant les Eglises des Vallées. Les protestants français que le voisinage et la tolérance accordée aux Vaudois avaient attirés, devaient sortir des états de sa majesté dans les six mois, sous peine de fustigation, et ensuite de cinq années de galères. Les Vaudois qui leur donneraient asile seraient passibles de l'estrapade (34) pour une première fois, puis de la fustigation publique. Les catholiques passés au protestantisme, et les vaudois catholisés qui étaient retournés à leur première profession, étaient atteints par une sentence semblable. Les mêmes menaces étaient faites à ceux qui les cacheraient chez eux. En vain le monarque compatissant qui régnait sur la Prusse demanda une pleine tolérance en faveur de ces convertis du catholicisme, revendiquant en leur faveur l'édit de pacification de 1694, Victor-Amédée demeura inflexible (35). Environ cinq cents prosélytes, affermis maintenant, loin de fléchir devant l'exil, prirent, à l'entrée de l'hiver de 1730, le chemin de Genève où ils arrivèrent dans le courant de décembre. (V. même DIETERICI.)
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