LES VAUDOIS AU XVIII ème SIÈCLE, ET PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.(1690-1814.) Les Vaudois sous les drapeaux de leur prince. - Leur rétablissement dans leurs héritages. - Leur nombre. - Édit de 1694. - Exil des protestants français domiciliés aux Vallées. - Colonies du Wurtemberg. - Mort d'Arnaud. - Essais d'oppression. - Relâche. - Subsides étrangers. - Siège de Turin, en 1706. - Victor-Amédée aux Vallées. - Dévouement des Vaudois. - Vexations nouvelles. - Expulsion des Vaudois de Pragela, des Français et des catholisés. - Édit du 20 juin 1730. - Abrégé des édits concernant les Vaudois. - Effets de la révolution française. - Garde des frontières par les Vaudois. - Injustes soupçons sur leur fidélité. - Projet de massacre déjoué. - Arrestations. - Requête au roi. - Minces faveurs. Esprit révolutionnaire en Piémont. - Abdication de Charles-Emmanuel. État nouveau des Vaudois. - Les Austro-Russes en Piémont. - Carmagnole. - Blessés français. Bagration. - Réunion du Piémont à la France. - Misère aux Vallées. Détresse des pasteurs. - Allocation de rentes et de biens pour leur traitement. - Nouvelle circonscription consistoriale. - Tremblement de terre. - Coup-d'oeil sur l'état religieux des Vaudois. - MM. Mondon, Geymet et Peyran. - Nouvelles carrières ouvertes à l'activité vaudoise.
Quant aux dispositions de l'édit du 20 juin, concernant les anciennes Églises des trois Vallées Vaudoises, il était dit que, conformément à l'édit de 1620, leurs membres jouiraient du droit de travailler dans leurs maisons, à huis clos, les jours de fêtes catholiques, et qu'ils pourraient, de temps à autre, obtenir des magistrats de cette religion la permission de vaquer à des ouvrages publics, lorsqu'elle serait accordée aux catholiques; que l'acquisition et la. vente de meubles et d'immeubles leur était loisible dans l'intérieur des limites, et que, quant à leurs propriétés hors de celles-ci, le sénat en déciderait, selon la raison et la justice (1); que les cimetières des Vaudois seraient éloignés des habitations, à distance des chemins publics et sans clôture ; que cependant il ne serait rien changé à l'état de ceux de Rora, la Tour, Villar et Bobbi. Un article postérieur statua, que les convois funèbres pourraient être aussi nombreux qu'on le voudrait ; qu'aucun nouveau temple ne pourrait être construit, leur nombre devant rester le même qu'avant 1686, que toutefois la cabane, c'est le nom que l'édit donnait au temple de Saint-Barthélemi, pouvait rester debout, mais sans, être agrandie ni réparée; que le pasteur n'habiterait point dans son voisinage, mais qu'il retournerait se fixer à Rocheplatte comme anciennement (2) ; que les Vaudois étaient autorisés à avoir des maîtres d'école, pris parmi eux et de leur religion, pourvu qu'ils n'admissent an nombre de leurs écoliers que des enfants vaudois, sous peine de vingt-cinq écus d'or d'amende pour chaque enfant catholique qu'ils y admettraient, et du bannissement en cas de récidive, pourvu encore que les susdites écoles fassent tenues dans les quartiers où habiteraient le moins de catholiques; enfin, dans un dernier article, il était absolument défendu d'admettre dans les temples des Vallées les gens du Pragela. On a pu se convaincre, par ce qui précède, que Victor-Amédée II, quoique personnellement revenu de ses préjugés contre les Vaudois, et convaincu de leur fidélité ainsi que des autres qualités morales qui les distinguaient, ne leur accorda pas de beaucoup plus grandes libertés que ses prédécesseurs. S'il ne montra pas une entière tolérance, s'il établit des restrictions de plusieurs sortes à l'extension, plutôt encore qu'au maintien de la foi chrétienne et à l'accroissement de la population évangélique, dans les trois anciennes Vallées et dans celle de Pragela, disons-le, ce fut par l'obsession des éternels ennemis des Vaudois et, par les exigences de son belliqueux et puissant voisin de France. Reconnaissons que, s'il ne put faire davantage pour des sujets dont on méconnaissait les services et, les qualités, il a eu du moins le mérite de fixer définitivement, d'une main ferme, la position civile et religieuse des Vaudois, en confirmant les anciens édits qui la précisaient et en eu promulguant de nouveaux. Par ces mesures, si la condition des descendants des martyrs resta inférieure, humiliée et gênée, cependant elle échappa, il faut espérer, pour toujours à l'arbitraire et à l'incertitude. Sous le règne de Charles-Emmanuel III, qui monta sur le trône par l'abdication volontaire de son père, Victor-Amédée II, l'an 1730, le sénat de Turin publia, en 1740, un abrégé des édits concernant les Vaudois, en vingt-six articles, pour servir de direction aux autorités judiciaires et administratives. Cette publication peut être considérée comme un nouveau bienfait royal. Car, si elle signalait aux magistrats les restrictions apportées à la liberté civile et religieuse des Vaudois, elle constatait en revanche les droits qui leur étaient concédés par le souverain ; et par là elle rendait leur position toujours plus stable. Dès-lors, sous le règne de Charles-Emmanuel III, puis sous celui de Victor-Amédée III, qui prit la couronne en 1773, jusqu'aux jours de la révolution française, peu d'événements saillants interrompirent le cours de la vie uniforme des habitants des Vallées. On peut cependant citer, comme titre a la faveur de leur souverain, le brillant courage, dont ils firent preuve au siège de Coni, en 1744, et à la bataille de l'Assiette perdue, en 1747, par les Français : actions d'éclat, qui leur méritèrent les éloges des chefs militaires (3), ainsi que l'estime de Charles-Emmanuel III, qui les appelait ses braves et fidèles Vaudois (4). Pourquoi faut-il ajouter que, malgré les preuves d'amour et de dévouement de la part des sujets, et d'estime de la part du souverain, les Vaudois se virent fréquemment enlever leurs enfants par les ruses des prêtres et des moines, quelquefois même par la violence, sans qu'il fût possible d'obtenir justice, et qu'ils durent contribuer aux frais du culte romain, payer des dîmes, des prémices et d'autres choses encore aux curés (5), contrairement au texte des édits royaux qui les dispensaient de semblables prestations. Tels étaient les succès qu'avait obtenus aux Vallées l'esprit romain, quand en 1789 le retentissement des premiers pas de la révolution française se fit sentir en Piémont. Les Alpes ne purent arrêter l'élan des idées nouvelles qui, longtemps en fusion et menaçantes, s'étaient fait jour par une explosion subite. Des théories attrayantes et entraînantes, des promesses de liberté et de bonheur, proclamées assez haut pour être entendues partout, enflammèrent les esprits et bercèrent d'une douce illusion les cœurs. Dans les conversations dans les réunions d'amis il ne fut bientôt plus question que des événements qui s'accomplissaient au-delà des Alpes. Un pasteur des Vallées se permit d'y faire allusion, dans un sermon qu'il prononça devant le synode assemblé, l'automne de cette même année 1789. Ses confrères, inquiets des résultats qu'un discours aussi imprudent pourrait exercer sur l'opinion, autant que des maux qu'il pourrait attirer sur la population vaudoise de la part de l'autorité, usèrent de leurs droits de discipline et suspendirent de ses fonctions, pour six mois, l'orateur indiscret. Cette décision était aussi sage que juste, car le prédicateur avait manqué à son devoir, soit comme sujet du roi, en attirant l'attention sur des questions antipathiques à son gouvernement, soit comme pasteur, en introduisant la politique dans la chaire chrétienne. Ce fait met au jour, mieux que beaucoup de paroles, l'esprit qui animait les Vallées à cette époque critique. Les instincts du coeur parlaient en faveur des principes nouveaux proclamés en France, mais le devoir envers l'autorité défendait au sujet fidèle de les accueillir et de les propager. Le coeur l'emporta chez quelques-uns sur une soumission traditionnelle. Cependant, on ne s'éloigne pas de la vérité, en disant qu'il eût été difficile, en de telles circonstances, que des hommes aussi peu favorisés du pouvoir que les Vaudois l'avaient été, fissent preuve de plus de prudence et de modération qu'eux. Sentant combien leur position était délicate, ils mirent tous leurs soins à prévenir et à éviter tout ce qui aurait pu les compromettre. Cette conduite leur conserva la confiance de leur souverain, qui, en 1792, les appela sous les armes pour la défense de leurs frontières. Et quand, l'année suivante, Victor-Amédée III, dépouillé par les Français de deux de ses plus belles provinces, la Savoie et Nice, se résolut à prendre l'offensive et à attaquer l'ennemi, il confia la garde des vallées de Luserne et de Saint-Martin à la fidélité des Vaudois, commandés par un de leurs officiers, le colonel Maranda, sous les ordres lui-même du général Gaudin, protestant aussi, et suisse de nation (6). Les Français, qui n'ignoraient pas combien la position de ce pauvre peuple avait été précaire et exceptionnelle, crurent qu'ils n'auraient pas de peine à le pousser à se révolter, à leur livrer les passages et à faire cause commune avec, eux. lis se trompaient. Les Vaudois estimèrent la fidélité au serment, même dans nue condition inférieure, préférable, aux splendides espérances de liberté religieuse, civile et politique, acquise par un parjure. Cette belle conduite, ne put cependant faire taire la calomnie, ni étouffer tout soupçon. Comment croire que des hommes, souvent maltraités à cause de, leur religion, renonceraient à se venger et refuseraient l'émancipation qu'on leur promettait? On les accusa donc de prêter l'oreille aux propositions de l'ennemi. Quelques faits malheureux accréditèrent ces bruits. Les milices vaudoises cédèrent sur quelques points. Le fort de Mirabouc, au fond de la vallée de Luserne, dans les gorges du seul passage qui conduise en France, se rendit (7), et quoique l'enquête ordonnée à cette occasion fit ressortir de la manière la plus évidente l'innocence des habitants des Vallées (8), l'exaspération, fruit de ces soupçons, alla tellement en augmentant que, le fanatisme y aidant, elle aboutit, chez les papistes des environs, à l'odieux projet d'une seconde Saint-Barthélemi, dont les Vaudois de Saint-Jean et de la Tour devaient être les victimes. Tous les hommes de ces deux communes, en état de porter les armes, étaient sur les montagnes occupés de la garde de la frontière ; il ne restait dans les habitations de la plaine que les femmes, les enfants, les vieillards, les infirmes : faibles défenseurs ! L'entreprise n'était donc point périlleuse. Dans la nuit du 14 au 15 mai 1793, une colonne d'assassins, réunis à Luserne, devait, à un signal donné, fondre sur ces deux contrées et y mettre tout à feu et à sang. Le complot avait été si mystérieusement tramé, que pas un Vaudois n'en avait eu connaissance. Ce furent des catholiques : un prêtre, le respectable Brianza, curé de Luserne, et le capitaine Odetti, de Cavour, qui le leur révélèrent. Ce dernier arrivant à la maison de son ami, M. Paul Vertu, à la Tour, dit en entrant : « Je viens ici pour vous défendre, vous et les vôtres, jusqu'à la dernière goutte de mon sang. »Puis, il leur détailla l'affreux complot auquel il avait refusé, de s'associer. Aussitôt des messagers furent expédiés, coup sur coup, à la montagne, où étaient les maris et les frères des victimes désignées. Le général Gaudin, sollicité de les laisser voler à la défense de leurs familles, refusait de croire au projet, tant il le trouvait odieux. La liste des conjurés, au nombre de plus de sept cents, mise sous ses yeux, ne lui permit plus de douter. Mais si, d'un côté, il ne pouvait se résoudre à priver de leurs défenseurs naturels tant de créatures innocentes, de l'autre, il ne savait comment détacher de sa division des forces suffisantes, sans s'exposer à être forcé par les Français, ou comment, laisser les Vaudois s'éloigner sans éveiller les soupçons des troupes piémontaises, avec, lesquelles ils se trouvaient. Un stratagème le tira d'embarras. Le soir de la nuit fatale, au déclin du jour, une fausse alarme est donnée ; sur les hauteurs retentit le cri : Les Français, les Français! suivi bientôt de celui de : Sauve qui peut! Les Vaudois quittent les premiers leurs postes élevés, et, au milieu d'un feu de mousqueterie très-vif, ils battent en retraite comme si l'ennemi les poursuivait. Voyant cela, les troupes piémontaises, échelonnées entre eux et le bas de la vallée, commencent à leur tour un mouvement rétrograde et se jettent dans la Tour et Saint-Jean, qu'elles occupent pour la nuit. Les conspirateurs, effrayés de la prétendue agression des Français, abandonnèrent leur projet infernal. Gaudin, appelé à Turin pour rendre compte de sa conduite, se justifia en présentant les preuves de la conspiration et la liste des conjurés. Les pièces de convictions ne pouvaient être récusées ; il fut absous. Mais il fut en même temps éloigne des Vallées, et un peu plus tard renvoyé du service. Son excès d'humanité lui avait fait perdre la confiance de la cour. Des assassins, pas un ne fut puni; aucun ne fut même recherché.
Le gouvernement inquiet et soupçonneux, s'imaginant que les Français avaient des intelligences aux Vallées, crut devoir y déployer une grande sévérité. Un Vaudois, David, officier d'ordonnance du colonel Frésia, qui avait succédé au général Gaudin dans le commandement, fut livré par son maître à un conseil de guerre et pendu comme traître. Les deux militaires les plus élevés en grade dans les milices vaudoises, le colonel Maranda et le major Goante, furent aussi jetés en prison. On parlait de nouvelles arrestations comme proclamés lorsqu'il fut possible aux deux prévenus de démontrer leur innocence, comme celle de leurs amis et compagnons. Alors les Vaudois, profitant du moment favorable où la cour était convaincue de leur innocence, acceptèrent l'offre que le général leur avait faite d'être leur interprète auprès d'elle. Par son office, ils transmirent à leur souverain une requête dans laquelle, après les justes protestations d'attachement à sa personne et à sa dynastie, ils demandaient le redressement de certains abus, et quelque amélioration dans leur condition politique. La démarche eut un certain succès. Le duc d'Aoste, fils aîné du roi, résidant, alors à Pignerol, à la tête d'une division de l'armée, transmit aux pétitionnaires une réponse (10) des plus gracieuses, dans laquelle il était dit, que les preuves constantes et distinguées qu'ils avaient données de leur attachement et de leur fidélité à leurs souverains, et les sentiments récents qu'ils avaient mis au jour, en s'offrant de concourir avec tout le zèle possible à l'armement ordonné pour repousser l'ennemi, disposaient leur roi à accueillir favorablement leur mémoire. Néanmoins, la solution de la demande de droits politiques, égaux à ceux des autres sujets, était renvoyée à la paix (11). Dès ce moment, du moins, on leur octroyait généreusement la permission d'avoir des médecins de leur religion; on promettait de prendre des mesures contre les rapts d'enfants si fréquents, comme aussi contre l'introduction de catholiques incapables dans les conseils de commune, et l'abolition de charges ou impôts grevant les seuls Vaudois. On le voit, les faveurs royales ne dépassaient pas les exigences les plus ordinaires de la simple justice, et cependant le prince et les Vaudois eux-mêmes les considérèrent comme de gracieux dons, tant était grande l'habitude de ne traiter les Vaudois que comme des intrus tolérés à regret, et de regarder comme des bienfaits extraordinaires la participation aux principaux avantages dont jouissaient tous les autres sujets. La paix survint au printemps de 1796, paix désastreuse (12), qui enlevait au roi quelques-unes de ses plus belles provinces et le courbait sous l'influence écrasante de la république française et de son jeune général en Italie, Napoléon Bonaparte. Un nouveau roi, Charles-Emmanuel IV, monta sur le trône ébranlé de son défunt père, le 10 octobre 1796. C'était le moment d'accorder à de fidèles sujets l'égalité politique qu'ils revendiquaient et qu'ils avaient méritée par de loyaux services. L'ambassadeur britannique saisit cet instant pour la réclamer à leur profit ; mais tout ce qu'il obtint fut une confirmation des minimes concessions faites trois ans auparavant. Nous nous trompons : le billet royal, c'est le nom que portait cet acte officiel, renfermait une grâce nouvelle; il permettait de réparer les temples!.... de les agrandir même si cela est nécessaire, et, le croira-t-on ? car la générosité était grande, de les transporter dans des sites plus commodes, pourvu cependant qu'on n'en augmentât pas le nombre et qu'on avertit l'intendant de la province, afin qu'il put donner les directions nécessaires (13). Il était impossible que la présence de l'armée française (l'on sait que celle d'Italie comptait dans ses rangs les révolutionnaires les plus fougueux) n'excitât pas les Piémontais à l'affranchissement des servitudes féodales et à la conquête de tous les droits politiques proclamés en France, comme inhérents à la personnalité humaine. À une sourde agitation succédèrent rapidement des mouvements tumultueux, des entreprises révolutionnaires, dans les villes et dans les campagnes, jusqu'à Moncalier, aux portes de Turin. La vérité exige de nous l'aveu que les Vallées n'y restèrent pas entièrement étrangères. Une troupe de révolutionnaires de la vallée de Luserne (14) se rendit à Campiglion, au château du marquis de Rora, l'un de ses principaux seigneurs, et lui demanda ses titres féodaux pour les anéantir : « Mes amis, leur répondit-il avec une présence d'esprit et une aménité admirable, si ce ne sont que mes titres que vous voulez, je vous les abandonne tous très-volontiers, à l'exception d'un seul que vous ne m'arracherez pas, je veux parler de mon titre d'ami des Vaudois, de ma vieille affection pour mes chers et braves Vaudois! » Ce mot dit à propos suffit pour les désarmer. Ils se retirèrent sans commettre le plus petit désordre. Le général Zimmermann, envoyé aux Vallées en apparence pour écouter les voeux des communes, en réalité pour reconnaître la situation, reçut, peu après son arrivée, l'ordre d'opérer des arrestations. En Piémont, la cour avait recouru aux exécutions pour l'exemple. L'homme de guerre se montra amide la paix; dans son rapport il recommanda l'emploi de la douceur, et il eut la satisfaction de se voir approuvé. Les Vallées échappèrent aux emprisonnements et aux supplices. La situation compliquée et les difficultés des temps rendirent insupportable à Charles-Emmanuel le poids de sa couronne. Il abdiqua par un acte solennel, le 9 décembre 1798. La France lui laissait la possession de la Sardaigne. Dès ce jour, le Piémont fut considéré et administré comme une province française. Cet événement, auquel d'ailleurs les Vaudois n'avaient pris aucune part, leur faisait une position comme ils n'en avaient jamais eue, comme ils n'auraient jamais osé espérer de l'obtenir. D'un jour, et comme par enchantement, ils voyaient tomber toutes les lois prohibitives, humiliantes et exceptionnelles, sous lesquelles ils avaient gémi si longtemps. La barrière qui les enfermait dans d'étroites limites, qui les condamnait à s'entasser dans quelques vallons isolés, était rompue. Un libre champ était ouvert à leur industrie, à leur activité, jusqu'alors entravée. De parias méprisés, de barbets haïs et tenus à l'écart comme des êtres malfaisants, ils se voyaient placés sur un pied d'égalité avec leurs persécuteurs les plus hautains. Ceux qu'on regardait comme des intrus, qu'on tolérait à bien plaire, étaient devenus citoyens aussi bien que les autres. Les hommes qu'on traitait comme s'ils eussent été les bâtards de l'état, avaient enfin obtenu la reconnaissance de leur légitimité. En un seul jour, et par un acte unique, étranger à leur volonté, tous les genres de liberté leur restaient acquis. Et, ce qui devait leur être plus précieux que tout le reste, ils allaient jouir sans entraves quelconques de cette liberté religieuse, du droit de servir Dieu, selon, leur conscience, pour lequel ils avaient lutté et versé leur sang depuis des siècles. Mais, comme pour les avertir que la conservation ou la prospérité de la vie chrétienne ne devait pas cependant dépendre des circonstances politiques, à peine la domination française s'était-elle établie en Piémont qu'elle courut les plus grands dangers. L'armée d'Italie, attaquée au printemps de 1799 par Souwarow à la tête des Russes et des Autrichiens, fut forcée à battre en retraite précipitamment, au milieu d'une population excitée contre elle et bientôt fanatisée. Dans ce moment difficile, les Vaudois restés fidèles au pouvoir, alors légitime, durent, par ordre supérieur, se porter dans la plaine avec d'autres troupes, et assaillir Carmagnole où les insurgés s'étaient concentrés. L'action s'ouvrit par un feu terrible, et quoique ces derniers se fassent retranchés dans un couvent et eussent illuminé la madone (15), ils furent écrasés par la bravoure des Vaudois et des troupes réglées. Le général Freissinet leva une contribution de guerre. On a fait un crime aux Vaudois de cette expédition, on les a accusés de sacrilège et de pillage. Mais, comment les rendre responsables d'un combat qu'ils ne livrèrent que par le commandement de l'autorité militaire qu'ils reconnaissaient encore. Quant au sacrilège, pourrait-on les en accuser sérieusement? Auraient-ils donc du se retirer sans combattre et recevoir le feu meurtrier qui sortait du couvent sans riposter, parce qu'une madone illuminée avait été placée au-devant? Pour ce qui regarde la contribution forcée, levée par le général français, on ne saurait la leur imputer. Si c'est d'actes particuliers qu'il est question et qu'ils aient en lieu, tous les Vaudois les regretteront. Un second fait leur a été imputé à crime : que le lecteur en juge. Le voici, raconté sans commentaire. Trois cents blessés français, venant de Cavour et fuyant devant les Autrichiens, arrivèrent vers la fin de mai sur des charrettes, au village de Bobbi, extrême frontière du val Luserne, du côté de la France, dans un état affreux de dénuement et de misère. Le pasteur de l'endroit, Rostaing, respectable vieillard, aidé de sa femme, subvient selon ses ressources aux besoins les plus pressants de ces malheureux. Un veau, vingt-cinq pains, du vin, tout ce que renferme son presbytère, leur sont apportés par ses soins. Les paroissiens suppléent de leurs faibles moyens à ce qui manque. Les plaies des blessés sont pansées et bandées, après quoi des centaines d'hommes les transportent en France à bras ou sur leurs épaules, l'espace de dix lieues, par-dessus un col élevé, le long des précipices, au milieu des neiges qui rendaient impossible la marche des bêtes de somme (16). Les Vaudois ne les quittèrent qu'après les avoir déposés en sûreté entre les mains de leurs compatriotes. Ce fait fut signalé à l'armée française dans un ordre du jour du général Suchet (17), qui en envoya un double au pasteur charitable ainsi qu'une lettre des plus flatteuses. Cette action dévouée, jointe à la vigoureuse résistance que les Vaudois, fidèles à leurs serments, opposèrent jusqu'à la fin à l'envahissement des Austro-Russes et à la défense du gouvernement réfugié au Perrier, auraient attiré sur eux les plus grands malheurs, si Dieu ne leur eût envoyé du fond de la Russie le prince Bagration pour les protéger. Au milieu des clameurs furibondes des réactionnaires piémontais, qui demandaient à mettre tout à feu et à sang dans ' les Vallées, ce prince, aide-de-camp de Souwarow, sut démêler la vérité (18); il comprit et apprécia la conduite que les Vaudois avaient suivie. « Ils sont sous la protection du maréchal (Souwarow), répondit un officier russe,au Chef du conseil suprême à Turin, qui chargeait de reproches et menaçait les députés des Vallées, nous n'avons que faire de vos haines piémontaises. »
Loin de rien entreprendre contre eux, on leur laissa même leurs armes, pour se défendre en cas d'attaque; on n'exigea d'eux que la simple promesse de ne pas les employer contre les troupes coalisées. L'an 1800 parut. Le premier consul de la république française, nouvel Annibal, franchissant les Alpes à la tête d'une grande armée, vint se jeter sur les Autrichiens et les Piémontais en sécurité, leur arracher la victoire à Marengo (19), et avec elle la possession des plus riches provinces. Le Piémont passa de nouveau sous la domination de la France, et les Vaudois jouirent immédiatement des privilèges qu'ils n'avaient fait qu'entrevoir. Mais ce retour à la liberté ne fut pas, tant s'en faut, un retour à la prospérité et au bien-être. Toute la plaine et les Vallées aussi offraient en ce temps-là un spectacle plus misérable qu'on ne peut imaginer. Une extrême disette, jointe au pillage des soldats et à la rapacité des commissaires, tant français qu'autrichiens, avaient porté les vivres à un prix si excessif, que c'est à peine si les riches parvenaient à s'en procurer. Les pauvres végétaient dans la misère, plusieurs mouraient de faim. La position financière des pasteurs devint des plus critiques au milieu de ces circonstances. Le subside royal anglais, qui formait la meilleure partie de leurs faibles honoraires, leur avait été retiré depuis qu'ils étaient sujets de la France. Le subside national anglais continuait à leur parvenir, mais irrégulièrement; la part de chacun montait à environ 500 francs. C'était tout leur salaire, assurément insuffisant pour les besoins d'une famille. Le dévouement des paroissiens s'efforçait d'y subvenir. Dans plus d'une localité, l'on vit les anciens de l'Église parcourir les maisons, quêtant le pain dont manquait leur pasteur. À l'ouïe de si grandes nécessités, la commission exécutive du Piémont prit des mesures bien intentionnées, mais peu politiques. On se rappelle que des paroisses catholiques romaines avaient été formées dans toute l'étendue des Vallées, malgré l'extrême rareté des ouailles. Des biens et des rentes étaient assignés aux cures qui les desservaient. La commission exécutive pourvut d'une autre manière à leur traitement, et remit l'administration de ces biens et de ces rentes, quelque peu réduits, aux modérateurs vaudois pour servir aux besoins du culte et de l'instruction. Elle leur remit également celle de l'hospice des catéchumènes vaudois à Pignerol (20) et de ses dépendances, pour leur être un gage que, désormais, les évangéliques des Vallées n'auraient plus à redouter les séductions et les violences papistes, et aussi pour donner une petite satisfaction à la susceptibilité vaudoise, en mettant les persécutés en possession de la maison de leurs oppresseurs spirituels. Il est fâcheux qu'il ait été pourvu de cette manière à la subsistance des pasteurs et des régents; les catholiques y ont vu une spoliation et un acte d'hostilité. Ce jugement est injuste, sans doute, puisque c'est le pouvoir régulier, composé d'ailleurs de catholiques, qui l'a prononcé et non les Vaudois; mais, quoiqu'il fût certainement loisible à l'autorité de donner une satisfaction à une Église chrétienne longtemps opprimée, il eût mieux valu que c'eût été d'une manière moins provocatrice envers celle qui était ainsi humiliée. Du reste, pendant tout le temps de la domination française, les pasteurs et les troupeaux n'ont jamais donné lien aux curés, ni aux ouailles de ceux-ci, de se plaindre de leur conduite. C'est une justice qu'on leur doit. L'administration ecclésiastique aux Vallées resta la même pendant les premières années de la réunion à la France; elle était comme par le passé entre les mains des consistoires, du synode et de la Table ou commission supérieure exécutive. Ce ne fut qu'en 1805, lors du passage de l'empereur à Turin, que l'assimilation de ces Églises aux autres Églises protestantes de l'empire français fut projetée (21), et quelques mois plus tard définitivement arrêtée par un décret du 6 thermidor an XIII (22). D'après ce décret on groupa, les différentes Églises en trois consistoriales ; savoir, celles de la Tour, de Prarustin et de Villesèche. La première comprenait les paroisses de la Tour, le Villar, Bobbi et Rora. La seconde, celles de Prarustin, Angrogne et Saint-Jean. La troisième, celles de Villesèche, Pomaret, Saint-Germain, Prali, Maneille et Pramol. Cette organisation dura autant que la domination française, dans les Vallées.
Pendant cette période les Vaudois, resserrés autrefois dans leurs étroites limites, en sortirent et acquirent des propriétés dans la plaine. Les temples qui tombaient en ruines furent réparés. Saint-Jean, où tous les lieux destinés au culte et à l'instruction avaient été fermés depuis 1658, se construisit un temple. Les années qui suivirent jusqu'en 1814, si fertiles en événements politiques et guerriers, ne présentent, dans la,sphère de notre récit, aucun fait qui mérite une attention particulière. Mais, avant de passer à une nouvelle et dernière période de cette histoire, il importe de rechercher ce que fut l'esprit religieux des années que nous venons de parcourir. La fin du XVIII ème siècle s'était quelque peu ressentie aux Vallées du déclin de la pensée religieuse, généralement affaiblie partout. Là, comme ailleurs, on aurait pu remarquer que l'esprit chrétien, si vif, si fécond au XVI ème et au XVIl ème siècles, s'alimentait avec plus de lenteur à la source pure de l'Évangile. Une raison orgueilleuse, un sens humain, commençaient à revendiquer une place dans la théologie, et en voulant rendre la religion plus accessible et moins choquante dans ses dogmes, la décoloraient et tendaient à la défigurer. Les candidats au saint ministère n'acquéraient plus pour la plupart, dans les académies étrangères où ils allaient s'y préparer, qu'une froide orthodoxie ou les germes dissolvants du socinianisme (24). Les premières années du XIX ème siècle n'apportèrent aucune amélioration. La vertu fut souvent prêchée et exaltée plus que l'œuvre du Christ, plus que la foi, plus que l'amour du Seigneur. Le titre de philosophe fut placé à côté de celui de chrétien (25). Le représentant vaudois de cette tendance fut M. Mondon, mort pasteur à Saint-Jean, homme de talent, instruit dans la littérature grecque et latine, ainsi que dans l'histoire profane, d'un caractère singulier, capricieux, mais courageux et plein de franchise. Sa croyance a été attaquée et avec raison, car elle était loin d'être évangélique; c'est lui qui, dans une réponse manuscrite à une lettre pastorale de l'évêque de Pignerol, résuma les fruits de l'Esprit, énumérés par saint Paul, dans l'épître aux Ephésiens, chapitre V, et dans celle aux Galates, chapitre V, par ces mots : « En substance, voici leurs noms : humanité, justice et raison (26). » C'était d'ailleurs un homme austère et d'une conduite approuvée. M. Pierre Geymet, pasteur à la Tour, et modérateur pendant douze ans, se fit remarquer aussi à cette époque, mais moins par ses opinions théologiques et par la prédication que par le rôle qu'il joua dans les affaires politiques. Appelé à faire partie d'une consulte piémontaise, à Turin, il s'y fit remarquer, et gagna l'estime de plusieurs personnages influents par la chaleur avec laquelle il prit la défense de la religion, attaquée dans cette assemblée. Lors de la réunion du Piémont à la France, il fut nommé sous-préfet de Pignerol et exerça treize ans ces honorables fonctions (27). S'il rendit des services à ses coreligionnaires, il sut conquérir le respect et l'attachement de tous ses administrés. Il a laissé dans ce chef-lieu, tout catholique romain, une réputation intacte de probité, à une époque où les hauts fonctionnaires en avaient généralement si peu. À la restauration, Geymet se retira à la Tour, si pauvre et si modeste à la fois, qu'il ne dédaigna pas, lui qui était, quelques jours auparavant, le premier magistrat des Vallées, d'accepter l'humble place de maître de l'école latine, dont le traitement ne dépassait pas 700 francs, et à laquelle il consacra ses dernières forces Jusqu'aux approches de sa mort, en 1822. Mais le pasteur dont le nom a le plus attiré l'attention, du moins à l'étranger, c'est Rodolphe Peyran, mort pasteur au Pomaret, après avoir été modérateur des Églises vaudoises, de 1801 à 1805, et de 1814 à 1823. Il mérita sa célébrité par son érudition vraiment prodigieuse, dont on a pour preuve des lettres restées manuscrites, sur tous les sujets, adressées à toutes sortes de personnes, et dans lesquelles se révèle un esprit capable de grandes choses, si le sentiment religieux et moral se fût uni à son génie pour les produire. Quoiqu'habile controversiste, il profita peu pour lui-même de l'excellence des doctrines qu'il défendit victorieusement. Il se ressentit toujours de la vie agitée de sa jeunesse. Le meilleur souvenir qu'il ait laissé de sa personne parmi ses compatriotes, c'est celui d'un esprit fécond. en saillies et plein d'originalité. Ce n'est pas être trop sévère, que de dire que la fin du dernier siècle et le commencement de celui-ci enfantèrent aux Vallées des germes de décadence religieuse. Si la tiédeur ou les erreurs de quelques ministres de l'Évangile, victimes eux-mêmes de l'esprit du temps, contribuèrent pour une part à l'affaiblissement de la foi et de la vie chrétienne dans quelques localités, reconnaissons que le plus grand mal vint des circonstances politiques, du contact forcé avec les hommes de la révolution française, avec les zélateurs de l'impiété. Tout alors tendait à détourner l'âme de la vie intérieure, cachée avec Christ en Dieu. La puissance de l'intelligence humaine, unie à la force matérielle, s'était faite la régénératrice du monde. Il n'était question que d'organisation sociale, de conquêtes matérielles, d'intérêts purement humains, de gloire mondaine. Il ne restait pour ainsi dire plus de place sur la terre pour les intérêts du ciel. Les regards se portaient sur l'homme extraordinaire, dont la grandeur obscurcissait l'éclat de tout ce que les siècles antérieurs avaient admiré. Napoléon concentrait l'attention de chacun, sur sa personne et sur son empire. Attirés par sa voix, entraînés par son génie, les fils des Vaudois, soumis d'ailleurs à la conscription, coururent se ranger sous ses drapeaux, verser pour une nation étrangère un sang précieux, et dépenser une vie que leurs aïeux, les martyrs, consacraient à la prospérité et à la défense de l'Église. Moissonnés par la mort dans les combats ou dans les hôpitaux, peu d'entre eux revirent leur patrie. Quelques-uns acquirent de la réputation et un rang dans l'armée. Le nom du colonel Olivet est populaire aux Vallées; son portrait lithographié est dans toutes les chaumières. D'autres Vaudois se distinguèrent, comme M. Geymet, dans la carrière de l'administration. Mais, tandis que la jeunesse et les hommes dans la force de l'âge étaient plus ou moins soulevés et entraînés par le torrent des idées nouvelles, les vieillards, les hommes simples, les caractères sérieux, les montagnards des hameaux reculés, les mères de famille et de respectables pasteurs conservaient les moeurs antiques, les traditions vaudoises, par le récit des souffrances de leurs ancêtres, par la lecture et par l'enseignement de la sainte Écriture (28).
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