LES VAUDOIS RÉFUGIÉS EN SUISSE ET EN ALLEMAGNE RENTRENT À MAIN ARMÉE DANS LEUR PATRIE ET CONQUIÈRENT LA PAIX (1686-1690). Leur arrivée à Genève. - Dissémination en Suisse. - Projet et première tentative de rentrer aux Vallées. - Offres de l'électeur de Brandebourg et des princes allemands. - Henri Arnaud. - Seconde tentative. - Départ des Vaudois pour le Brandebourg, le Palatinat et le Wurtemberg. - Retour en Suisse de la plupart d'entre eux. - Troisième tentative. - Les Vaudois, réunis dans le bois de Prangins, traversent le lac, - puis la Savoie; - battent un corps d'armée à Salabertrand ; - entrent victorieux dans leurs Vallées. - Difficulté de la situation, mesure cruelle. - Les Vaudois maîtres des hautes vallées, attaquent celle de Luserne. - Vainqueurs, puis repoussés. - Se retirent sur les hauteurs. - Désertions. - Forcés successivement se réfugient à la Balsille. - Attaqués en vain avant l'hiver. - Approvisionnement providentiel. - Souffrances. - Essai de négociation. - Attaque de la Balsille. - Siège. - Fuite merveilleuse. - Bonnes nouvelles. - La paix. - Retour des prisonniers. - Bobbi remis aux Vaudois. - Arnaud devant le duc. - Allocution de Victor-Amédée. - Vaudois au service du duc. - Retour des Vaudois épars dans leurs Vallées.
Deux mille six cents Vaudois, hommes, femmes et enfants, venaient d'entrer dans les murs de l'hospitalière Genève (1). Environ cent soixante en deux ou trois bandes les y avaient précédés l'automne précédente. Un nombre à peu près pareil, retardé par la maladie, l'enlèvement ou la prison, rejoignit peu à peu la masse qui, malgré ces renforts, ne monta jamais an chiffre de trois mille, faible résidu d'une population de quatorze à seize mille. Encore étaient-ils ou malades ou exténués de fatigue et de besoins, la plupart à peine protégés contre les rigueurs de l'hiver (2) par de vieux vêtements usés dans les prisons. Il y en eut qui trouvèrent la fin de leur vie au commencement de leur liberté, et qui expirèrent entre les deux portes de la ville ; mais, autant les plaies à panser étaient considérables, autant la charité genevoise se montra à la hauteur de cette noble tâche. La population courait au-devant des exilés jusqu'au pont de l'Arve, où était la frontière. Le magistrat dut défendre de sortir de la ville au-devant d'eux à cause des embarras qui résultaient de cet empressement. C'était à qui logerait un de ces chrétiens persécutés. Les plus malades, les plus souffrants étaient ceux qu'on cherchait de préférence (3). S'ils avaient de la peine à marcher, on les portait sur les bras dans les maisons. Leurs hôtes ainsi que l'administration de la bourse italienne pourvurent à l'habillement de tous. Si Genève fit tant pour les Vaudois, c'est qu'elle estima qu'elle recevait de la présence de ces martyrs, en bénédictions spirituelles, plus qu'elle ne leur donnait elle-même en secours temporels. Une scène, qui se renouvelait toutes les fois qu'une nouvelle brigade d'exilés entrait en ville, fendait le coeur à ceux qui y assistaient, c'était la recherche que les premiers et les derniers arrivés faisaient de leurs parents; c'étaient les questions qu'ils s'adressaient et les réponses qu'ils recevaient sur le sort d'un père, d'une mère, d'un mari, d'une femme, de frères, de sœurs, d'enfants, qu'ils n'avaient pas revus depuis dix mois. On ne sait vraiment quelle réponse était la plus écrasante de celles-ci : Votre père est mort en prison, votre mari s'est fait papiste, votre enfant a été enlevé, ou, personne n'a plus entendu parler de celui que vous cherchez. Ce n'était donc pas seulement de pain, de vêtements et d'un asile qu'ils avaient besoin, ces enfants des Alpes, c'était aussi d'amis sincères qui pleurassent avec eux et qui les consolassent dans leurs afflictions. S'ils trouvèrent à Genève des âmes compatissantes, ils en rencontrèrent aussi de nombreuses dans les villes et les campagnes de la Suisse protestante et de l'Allemagne, où la fraternité chrétienne les accueillit (4); car ils ne purent rester à Genève. Le traité conclu par les Cantons évangéliques avec le duc pour l'émigration des Vaudois spécifiait leur éloignement des frontières. Aussi, à mesure qu'ils se remettaient de leurs fatigues, ils étaient transportés dans le pays de Vaud et de là par Yverdon (5), par les lacs et les rivières dans l'intérieur de la Suisse,
Les Cantons évangéliques, Berne surtout, nourrissaient déjà des réfugiés français (6) par milliers. Ces victimes de la cruauté de Louis XIV étaient pour un quart, ou pour un tiers d'entre eux, assistés par la charité publique et particulière. Les Vaudois, dénués de tout, devenaient donc pour l'état et pour la population l'occasion d'un surcroît de dépense, une charge pesante. Mais de sages mesures avaient été prises. Berne, par exemple, avait fait ses préparatifs, dès l'instant que l'émigration avait été décidée. Cinq mille aunes de toile de lin d'Argovie avaient été réduites en chemises. Une égale quantité de drap de laine commune de l'Oberland avait servi à la confection de chauds vêtements. Des centaines de paires de souliers attendaient dans des dépôts. Les baillis, instruits à temps de la volonté de leurs excellences, avaient stimulé, s'il en était besoin, les sentiments généreux des administrations communales et des particuliers. Un nouveau jeûne, en février 1687, au moment où la plus grande masse des exilés entrait à Genève, avait préparé les coeurs par les inspirations de la religion. Une nouvelle collecte avait été faite en même temps. Les Suisses réformés reçurent à bras ouverts leurs frères du Piémont, comme ils venaient de recevoir ceux de la France, et avec plus de compassion encore, car les Vaudois en avaient plus besoin. Les Cantons évangéliques se les partagèrent dans une proportion déterminée d'avance entre eux. Zurich en prit trente sur cent; Bâle douze; Schaffhouse huit; Saint-Gall, Appenzel extérieur, les Grisons et Glaris en reçurent aussi. Berne se chargea de quarante-quatre sur cent, dont il plaça une partie à Bienne, à la Neuville et dans le comté de Neuchâtel. « Nous n'avons pas d'expressions assez fortes, écrivirent ceux d'entre eux qui partirent plus tard pour le Brandebourg, pour vous témoigner la reconnaissance que nous avons de vos bienfaits. Nos cœurs, pénétrés de toutes vos bontés, iront publier dans les climats reculés cette charité immense dont vous avez recréé nos entrailles et subvenu à tous nos besoins. Nous aurons soin d'en instruire nos enfants et les enfants de nos enfants, afin que toute notre postérité sache que, après Dieu, dont les grandes compassions nous ont empêchés d'être entièrement consumés, c'est à vous seuls que nous devons la vie et la liberté, (7). » Pendant que les victimes d'une politique fanatique se reposaient sous le toit de l'hospitalité chrétienne, la question de leur avenir occupait activement leurs protecteurs de l'Allemagne, de la Hollande et de la Suisse (8). L'électeur de Brandebourg et plusieurs princes allemands leur ouvraient leurs états. L'on parlait en Hollande de leur faciliter une émigration en masse, au cap de Bonne-Espérance, ou en Amérique (9). L'écho de ces voix amies répétait leurs offres aux oreilles des Vaudois et remplissait leurs cœurs d'inquiétude. Quand, l'année auparavant, les députés suisses leur avaient proposé l'abandon de leur patrie, comme seul moyen d'échapper à de plus grands maux encore, une nombreuse partie d'entre eux s'y était énergiquement opposée. Ils n'y avaient consenti que lorsque, prisonniers depuis des mois dans les forteresses du Piémont, il ne leur était resté, outre l'apostasie, que ce moyen d'en sortir. Maintenant que les cachots et leur éloignement prolongé d'une patrie bien aimée ne la leur ont rendue que plus chère, ils éprouvent une angoisse infinie à la pensée qu'ils pourraient ne jamais la revoir et qu'on voudrait qu'ils y renonçassent à toujours. Assurément, ils rendent grâces à Dieu et bénissent leurs frères de leur avoir obtenu la liberté, de les avoir nourris et consolés, et de leur offrir encore des maisons et des champs. Mais les lieux où l'amour de Dieu et la charité chrétienne leur offrent des asiles ne peuvent prendre dans leur imagination la place du sol natal. La terre étrangère, quelque bienveillants qu'en soient les habitants qui consentent à la partager avec eux, ne saurait être pour eux la patrie, la terre de leurs pères. Ils ne peuvent oublier ces lieux, théâtre de leur enfance, que l'habitude de les voir avait pour ainsi dire identifiés à leur être, cette maison paternelle pleine des souvenirs les plus doux, l'ombrage de leurs figuiers et de leurs châtaigniers, les champs, les coteaux qu'ils ont cultivés, les montagnes majestueuses, aux gras pâturages, sur lesquelles ils ont mené paître les troupeaux; leur âme se complaît dans les images et dans les souvenirs qu'elle a emportés et qui ont doublé de prix à leurs yeux. O chrétiens de Suisse, d'Allemagne, de Hollande et d'Angleterre, bienfaiteurs des Vaudois ne vous irritez pas de cette apparente indifférence pour vos bienfaits, car vous avez aussi une patrie qui vous est chère. Et toi, Seigneur des cieux et de la terre, pourrais-tu désapprouver la préférence qu'ils donnent au pays où leurs ancêtres te restèrent fidèles dès les premiers âges de l'Église de ton Fils ? Leur désir de te servir encore sur le sol de la liberté chrétienne, au milieu des tombes des martyrs, leurs aïeux, et de replacer en ces lieux vénérables le flambeau de ton Évangile, pour que la lumière luise encore dans les ténèbres, pourrait-il ne t'être pas agréable? Que dis-je ? leur dessein même ne viendrait-il pas de toi ? Tu ne veux pas, sans doute, que le témoignage rendu à la vérité par les anciens Vaudois soit affaibli par l'éloignement définitif de leurs fils des contrées où ils te le rendirent. Le désir des Vaudois de retourner dans leur patrie, bien qu'au fond de tous les cœurs, ne se transforma que successivement en projet, à mesure que l'on pût croire à la possibilité de sa réalisation. Le ministre Arnaud qui, dans la suite, fut le chef de l'entreprise, en fut peut-être l'âme dès son origine; mais, à la première nouvelle qu'on en eut, on l'attribua au zèle bouillant du héros de Rora, l'intrépide Janavel, retiré à Genève, depuis qu'une sentence de mort menaçait sa tête. Genève se croyant compromise vis-à-vis de la Savoie le bannit de ses murs (10). Il y revint bientôt après.
La première tentative des Vaudois de retourner dans les Vallées devait échouer à son début, tant elle fut faite à l'aventure, sans précautions, sans chefs et sans armes, pour ainsi dire. Ceux qui y prirent part arrivèrent tumultueusement de leurs cantonnements de Zurich, de Bâle, d'Argovie et de Neuchâtel, à Lausanne et dans les environs, vers la fin de juillet 1687, n'ayant pris aucune des mesures nécessaires pour une telle expédition. Leur nombre était d'ailleurs peu considérable, trois cent cinquante environ. Arrêtés par le bailli de Lausanne, à Ouchy, où ils cherchaient à s'embarquer, ils se soumirent, en gémissant, à l'ordre de retourner aux lieux d'où ils étaient venus. (Tiré des archives de Berne.)
Pendant que les trois espions s'acquittaient de leur mission au péril de leur vie, les Cantons, mécontents de la tentative des Vaudois qui pouvait les compromettre vis-à-vis du duc de Savoie, continuaient de précédentes négociations avec des princes allemands pour l'émigration de leurs hôtes devenus incommodes.
« Il semble, que ces pauvres gens, disait Rémigius Mérian, résident de l'électeur de Brandebourg à Francfort, changent tous les jours de dessein et ne peuvent se décider à rien de fixe.... Ils soupirent toujours après leur pays et les leurs.... Ils abusent des faveurs que leur offrent les princes. » (DIETERICI, die Waldenser, etc., p. 145 et suiv.)
Obligés cependant par leur position de se prononcer, ils décident enfin qu'une partie d'entre eux, mille environ, se rendront dans le Brandebourg, mais que les autres se répartiront dans le Palatinat et dans le Wurtemberg, pour n'être pas trop éloignés des états de Savoie; car ils n'ont point oublié leur projet secret. Comment, quand les souvenirs religieux et l'exil vous rendent une patrie doublement chère, comment détourner les regards de dessus les montagnes lointaines qui la cachent? Les captifs, à Babylone, s'écriaient, eux aussi : Si je t'oublie, Jérusalem, que ma droite s'oublie elle-même. Que ma langue soit attachée à mon palais, si je ne me souviens de toi. (Ps. CXXXVII, v. 5, 6.)
D'un autre côté, les trois espions étaient de retour (13). Leur rapport sur l'état de leurs Vallées, habitées alors par des étrangers, et sur le chemin qu'on pourrait suivre pour y retourner, engagea les directeurs à tenir un conseil, dans lequel la résolution fut prise de faire une seconde tentative par le Valais, le grand et le petit Saint-Bernard et le mont Cenis. Bex, petite ville à l'extrémité méridionale de l'état de Berne (14), au pied des montagnes, près d'un pont sur le Rhône, fut choisie pour le lieu du rendez-vous. Le moment fixé fut la nuit du 9 au 10 juin 1688.
Les Vaudois les plus courageux avaient quitté leurs cantonnements et traversaient la Suisse, de nuit, par des chemins détournés, se rendant à Bex, rendez-vous général (17). Mais, quelque secrète que fût leur marche, elle ne put être cachée aux sénats de Zurich et de Berne, non plus qu'au conseil de Genève, qui apprit tout-à-coup que soixante Vaudois, qui servaient dans la garnison, venaient de déserter et d'entrer dans le pays de Vaud. Leur projet étant éventé échoua. Une barque chargée d'armes n'arriva point à Villeneuve où ils l'attendaient. Le bailli d'Aigle, prévenu par leurs excellences, dut se conformer à leurs ordres et arrêter l'expédition. Celle-ci eût d'ailleurs rencontré des obstacles insurmontables. Les Valaisans, d'accord avec les Savoyards, ayant au premier bruit occupé le pont de Saint-Maurice, la clef du passage, les uns et les autres, par leurs signaux, avaient mis tout le Chablais sur pied et le Valais sur ses gardes. L'ordre fatal de rebrousser chemin fut donné avec tous les ménagements de la charité aux six ou sept cents Vaudois, arrêtés dans leur route et réunis dans le temple de Bex, par le généreux Fr. Thormann, bailli ou gouverneur d'Aigle. Ce fut avec les larmes aux yeux qu'il les harangua, leur démontrant que leur projet étant éventé et leurs adversaires en armes, il serait téméraire de songer à passer outre, que leurs excellences ne le pourraient permettre sans être accusées de rompre les traités. Il rendait justice à leur zèle, et, pour incliner leurs cœurs à la patience et à la confiance en Dieu, au milieu de leurs épreuves, il leur rappelait que le Seigneur, qui est attentif aux requêtes de ses enfants et qui tient les temps dans sa main, saurait bien amener lui-même le moment favorable. Ce discours sensé et bienveillant ayant déjà un peu calmé les esprits, leur pasteur et chef, Arnaud, les soumit entièrement par une prédication sur ces touchantes paroles du Sauveur : Ne crains point, petit troupeau. (Luc, XII, v. 32.)
Les Vaudois dirigés sur Aigle, logés chez des particuliers, prirent congé, avec gratitude, de ce gouverneur humain, qui leur prêta encore 200 écus pour aider dans leur retour ceux qui habitaient aux extrémités de la Suisse. Ils sentirent surtout ce qu'ils lui devaient, lorsqu'il se virent repoussés de Vevey, où on leur refusa même des vivres, et qu'ils se virent traités avec sévérité, sur toute la route, par l'ordre des conseils de Berne, mécontents, on le conçoit bien, d'une expédition qui compromettait leur honneur, puisqu'on ne manquerait pas à Turin de les en croire complices. C'est ce qui arriva en effet, mais les Cantons se lavèrent parfaitement d'une telle imputation.
En effet, c'est à peine si quelques mois s'écoulent, et déjà les circonstances politiques favorisent l'accomplissement du projet d'Arnaud. La guerre éclate, l'Allemagne est envahie dans l'automne de 1688. La France couvre le Palatinat de ses soldats. Les Vaudois qui s'y trouvent, craignant ces Français qui leur ont fait tant de mal dans leurs Vallées, se retirent devant eux et reprennent le chemin de la Suisse. Une partie de ceux de Wurtemberg en font autant. Les Cantons évangéliques, touchés de leurs souffrances nouvelles, les accueillent avec bonté; Schaffhouse, surtout, dont ils empruntent le territoire. Bientôt on les dissémine dans leurs anciens logements, même dans les contrées de langue française, comme la Neuville et Neuchâtel. L'intercession de la Hollande ne fut peut-être point inutile, en ces jours-là, aux pauvres exilés, ballottés par les orages politiques, loin de leur patrie. M. de Convenant, député par les Etats-Généraux, suppliait les Cantons, au commencement de 1689, de continuer leur protection aux Vaudois jusqu'à ce que sa majesté britannique, Guillaume d'Orange (19), eût pourvu à leur établissement dans ses nouveaux états. Ainsi protégés, les enfants des Vallées attendent l'heure solennelle du départ, en gagnant honnêtement leur vie, par leur travail, la plupart chez des paysans. Partout on a rendu justice à leur activité et à leur probité. Le seul délit dont l'on ait accusé l'un d'entre eux, fut l'enlèvement d'un fusil, restitué plus tard. L'aurore de la délivrance, si impatiemment attendue, parut enfin sur l'horizon politique, invitant les Vaudois au départ, à la rentrée à main armée dans leur patrie. La Savoie était dégarnie de troupes ; Victor-Amédée les avait retirées en Piémont, où il en avait besoin. La France, attaquée par l'empereur, par la Hollande, et bientôt, on pouvait le prévoir, par l'Angleterre, dont le prince Guillaume d'Orange occupait le trône, la France ayant à se défendre de tous côtés ne pouvait fournir des renforts au duc de Savoie contre les Vaudois qui, une fois dans les retraites de leurs montagnes, sauraient sans doute se défendre jusqu'au jour où leurs puissants protecteurs leur obtiendraient une capitulation honorable.
Rassurés sur le compte de leurs adversaires, il ne restait aux Vaudois qu'à se précautionner contre leurs amis, que la politique contraignait à mettre des obstacles à leur départ. l'entreprise était difficile assurément. Mais si l'on pouvait garder le secret, elle, n'était pas impossible. L'expérience de deux tentatives avortées enseigna le silence et une prudence consommée. Berne conçut cependant quelques soupçons, et donna des ordres à ses baillis de Chillon et d'Aigle, à celui de Nyon et à d'autres encore, pour le cas où les Vaudois tenteraient le passage comme l'année précédente. Berne fit aussi surveiller Arnaud qui résidait à Neuchâtel avec sa femme. Toutefois ce chef entreprenant prit si bien ses précautions, fit ses préparatifs, avec tant d'habileté, et donna des ordres si précis, que, malgré la surveillance de leurs excellences, il réussit parfaitement.
Le mouvement de plusieurs centaines d'hommes armés ne put être caché si bien que les baillis n'en reçussent avis (21).
Ce fut entre neuf et dix heures du soir, le 16 août 1689, le lendemain d'un jour de jeûne, que Henri Arnaud donna le signal du départ (22), en se jetant à genoux sur le rivage et en invoquant à haute voix le Dieu tout bon et tout puissant, qui, dans leurs détresses, était resté leur sauvegarde et leur espérance. Quinze bateaux démarrèrent portant sur leurs bords la majeure partie de la petite armée. Un coup de vent qui en écarta momentanément quelques-uns leur fit rencontrer un bateau de Genève qui leur amenait dix-huit des leurs. A peine arrivés au rivage opposé, les transports reprirent le large pour chercher ceux qui avaient dû attendre (23). Mais des quinze bateaux, trois seulement touchèrent encore dans la nuit au bois de Prangins et transportèrent un nouveau détachement sur la côte de Savoie (24). Les autres s'éclipsèrent. Par ce contre-temps, deux cents hommes restèrent sur la rive suisse. Il est à présumer que ce n'étaient pas les plus bouillants. Plusieurs d'entre eux n'étaient pas armés. Arnaud regretta aussi l'absence d'une vingtaine d'hommes qui, relâchés trop tard à Morges où on les avait arrêtés, ne purent rejoindre. Tous ces hommes du moins regagnèrent leur asile dans les Cantons. Mais la perte la plus déplorable fut celle de cent vingt-deux braves, venant des Grisons, de Saint-Gall et du Wurtemberg. Ils furent arrêtés dans les petits Cantons (papistes) sur la demande du comte de Govon, résident de Savoie, qui avait eu vent de leur voyage, et transférés dans les prisons de Turin d'où ils ne sortirent qu'à la paix. Les Vaudois domiciliés à Neuchâtel, partis le 16 seulement, manquèrent également au rendez-vous, ainsi que le capitaine Bourgeois (25)
qui devait commander l'expédition (26).
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