PERSÉCUTION ET ÉMIGRATION DES VAUDOIS (1656-1686).
Pendant que les ambassadeurs retournent à Turin et confèrent avec les ministres de son altesse, les communes vaudoises s'assemblent à Angrogne, les 28-18 mars 1686, et délibèrent. Si la considération des suites d'une guerre disproportionnée et acharnée les persuade d'émigrer, d'un autre côté ils ne peuvent penser sans désespoir à quitter le pays de leurs pères, le sol de leur enfance, la terre des martyrs. L'amour de la patrie, unie aux souvenirs religieux, aux traditions glorieuses et vénérables de l'Église vaudoise, les lie à leurs rochers. Incertains, divisés d'opinions, ils décident d'écrire leurs angoisses aux ambassadeurs et de s'en remettre à leur prudence.
Ayant pris connaissance de cette lettre, les ambassadeurs demandent que les Vaudois soient autorisés à sortir des états de son altesse royale et à disposer de leurs biens. Mais, sans raison nouvelle, par un brusque changement de politique, le duc se refuse à traiter avec l'ambassade et exige des Vaudois qu'ils viennent eux-mêmes faire acte de soumission et demander la liberté d'émigrer. Évidemment la cour, mécontente de la tournure que prenait l'affaire, tenait à ne pas se lier, ce qui aurait eu lieu en traitant avec les Suisses, et à pouvoir imposer, à des sujets suppliants, des conditions qu'on n'aurait pas osé proposer, à leurs défenseurs. Quoique les ambassadeurs eussent pu se regarder comme, offensés par le refus de la cour de traiter de l'émigration avec eux, leur prudence ne les abandonna pas, leur charité les soutint. Ils obtinrent du moins des ministres de son altesse, de régler les termes et les clauses de la soumission. Mais quand ils les eurent proposées aux Vallées, celles-ci se divisèrent et envoyèrent à Turin des députés en désaccord. Cinq d'entre eux étaient autorisés à faire acte de soumission, ainsi qu'à demander la permission de quitter le pays et de vendre leurs biens. Le sixième, député de Bobbi, de Saint-Jean et. d'Angrogne, devait se borner, outre la soumission, à demander la révocation de l'édit du 31 janvier. Les ambassadeurs, se trouvant dans un grand embarras par cette division des communes vaudoises, réclament à la cour un nouveau délai, pendant que le député en désaccord va chercher de nouvelles instructions (1). Mais le temps s'écoule. Les ennemis des Vallées se bâtent, et Victor-Amédée publie, le 9 avril, un nouvel édit déclaré définitif.
Quelle que fût l'intention qui avait dicté ce décret, qu'on eût espéré de diviser les Vaudois ou non en leur offrant deux moyens de sortir d'embarras au lieu d'un, l'abandon des assemblées religieuses, ou l'abandon du sol, toujours est-il que le but fut manqué. Loin de les désunir, le décret les réunit tous dans un même sentiment, celui de rester et de se défendre. Car ils virent, dans les diverses parties de l'ordonnance, l'intention de se défaire d'un certain nombre d'entre eux et de forcer le reste à embrasser le papisme. Car, pourquoi maintenait-on le décret du 31 janvier qui forçait les Vallées à démolir leurs temples, si la cour consentait sérieusement au départ? Pourquoi se réservait-elle de renvoyer ceux qu'elle voudrait, si elle ne posait pas en fait que le plus grand nombre resterait ? Évidemment, elle ne voulait pas que tous les Vaudois partissent, et, d'un autre côté, elle prenait ses mesures pour que le culte évangélique ne pût plus,
être célébré : n'était-ce, pas dire que les intraitables seuls seraient conduits hors du territoire, et que tous les autres seraient contraints à passer au papisme ? C'est ce que chacun sentit (2). En présence d'une si dure extrémité, on n'eut d'autre choix que la persistance dans une résistance armée. On se prépara donc au combat. Mais auparavant, les ministres furent invités à prêcher au peuple et à lui distribuer la sainte cène le dimanche suivant qui était le jour de Pâques.
Les ambassadeurs qui, voyant l'inutilité der leur médiation, se préparaient à partir, reçurent encore avant leur départ deux lettres datées d'Angrogne, adressées, l'une aux Cantons évangéliques, au nom des Vaudois, l'autre aux ambassadeurs, au nom des pasteurs, lettres touchantes où la reconnaissance se répandait en excuses sur le peu de fruits des démarches des Cantons et de leurs députés. Assurément, en les lisant, leurs généreux bienfaiteurs ne purent pas se dire qu'ils eussent travaillé pour des ingrats.
De leur côté, les Vaudois étaient sous les armes au nombre de deux mille cinq cents. Ils avaient fait dans chacune de leurs vallées quelques retranchements en gazon et en pierres sèches. S'ils eussent concentré leurs forces, au lieu de les éparpiller; s'ils eussent abandonné les postes avancés pour se retirer dans les asiles des montagnes; surtout, s'ils eussent été tous d'un même sentiment sur la marche à suivre ; s'ils eussent eu à leur tête des hommes expérimentés, de cœur et influents, comme un Léger et un Janavel; si, du moins, ils n'eussent pas compté dans leurs rangs des irrésolus, des lâches et probablement dès traîtres, l'issue eut été différente; mais, dans l'état actuel des choses, elle ne pouvait être que désastreuse.
Catinat avait continué sa route et investi le val Saint-Martin. Le lendemain 23, il assaillit Rioclaret qui était sans, défense, comme toute la vallée, les habitants, comptant être au bénéfice de l'édit du 9
avril, puisqu'ils avaient fait dire, par les ambassadeurs, qu'ils se soumettaient et se résignaient à l'exil. Ils ne savaient pas que leur soumission. avait été rejetée. Les Français, irrités de la défaite des leurs à Saint-Germain, défaite qu'ils venaient d'apprendre, ne se contentent pas de piller, de brûler et de violer, ils massacrent sans distinction d'âge ni de sexe, avec une fureur inouïe, tous ceux qui ne se dérobent pas par la fuite à leur barbarie. Catinat, laissant ensuite une partie de ses troupes dans la vallée de Saint-Martin où elles mirent tout à feu et à sang, passe les monts à sa gauche et vient tomber sur le vallon de Pramol, que ses soldats traitent de la même manière. À l'ouïe de ces horreurs, les deux cents Vaudois retranchés en arrière de Saint-Germain vers Pramol, se voyant coupés, se hâtent de quitter un poste maintenant inutile et rejoignent au quartier de Peignaient ceux de leurs frères de Pramol, de Saint-Germain, de Prarustin et de Rocheplatte, qui s'y étaient rassemblés. « Posez promptement les armes, et remettez-vous à la clémence de son altesse royale. À ces conditions, recevez l'assurance qu'elle vous fait grâce et qu'on ne touchera, ni à vos personnes, ni à celles de vos femmes et de vos enfants. »Sur cette promesse, les Vaudois mettent bas les armes, et l'armée piémontaise occupe leurs retranchements. Cependant, sous prétexte de les conduire à son altesse pour qu'ils lui fassent leur soumission, on. entraîne tous les hommes valides, à Luserne où on les retient prisonniers. La soldatesque effrénée, maîtresse des hameaux, se livre en attendant à tous les actes désordonnés de la plus honteuse licence et de la plus terrible brutalité. Les mêmes faits se passent au Pradutour, l'antique boulevard des Vallées, où ceux d'Angrogne, de Saint-Jean et de la Tour avaient retiré leurs biens les plus précieux. Là aussi les Vaudois se fient à une parole trompeuse et se voient indignement traités, eux et leurs familles sans défense. Il en fut de même des quinze cents personnes réunies à Peignaient près de Pramol, des réfugiés à Ciamprama et aux Geymets, localités reculées de la Tour, et disons-le pour éviter les répétitions, de toutes les Vallées. Tous les détachements, même ceux qui sont retranchés dans les lieux les plus forts, s'effraient de se sentir isolés, au milieu d'une population qui se soumet successivement. Inquiets sur leur avenir, ils prêtent l'oreille aux douces paroles et aux promesses de leurs ennemis et se livrent les uns après les autres. Ceux de Bobbi se rendirent les derniers et non sans s'être bien défendus. Ils mirent bas les armes sur les rochers du Vandalin.
Nous ne souillerons pas ces pages par les détails des horreurs que les soldats de Catinat commirent sur le sexe à Peignaient, après le départ de ce chef, ni par le récit de celles dont se rendirent coupables les troupes du duc, et surtout les bandes de Mondovi, à Angrogne et dans la vallée de Luserne. Ces indignités, qui ne rappellent que trop celles de la persécution de 1655, ont été énumérées dans l'ouvrage authentique, déjà cité, intitulé : Histoire de la Persécution des Vallées du Piémont... en 1686, imprimé à Rotterdam, en 1689. Il nous suffit de rappeler que les chefs d'armée, dans les guerres contre les Vaudois, ont toujours regardé les femmes et les filles de leurs ennemis comme une pâture à leurs lubriques soldats, les vieillards et les enfants comme des jouets pour essayer leurs épées. Plusieurs exécutions eurent aussi lieu. Nous ne citerons que celle du ministre Leidet, de Prali. Après avoir passé plusieurs mois en prison, nourri de pain et d'eau, ayant un pied serré dans de pesants ceps de bois qui l'empêchaient de se coucher, il fut condamné à mort, comme s'il eût été pris les armes à la main, ce qui n'était pas, puisqu'il avait été trouvé sous un rocher chantant des cantiques. Les moines qui ne lui avaient laissé aucun repos, car ils venaient pour ainsi dire, chaque jour le harceler sur sa foi et le provoquer à des disputes, voulurent se donner le plaisir de le tourmenter encore dans ses derniers instants. Ayant assisté à la lecture de sa sentence, que le martyr entendit sans trouble, les moines ne le quittèrent et ne le laissèrent point tranquille de tout le jour, quoiqu'il les en priât, leur disant qu'il désirait prier Dieu avec liberté d'esprit. Bien plus, ils revinrent le lendemain au point du jour pour l'inquiéter encore. Cependant ils ne purent troubler sa paix. En sortant de prison, il parla de la double délivrance qui allait lui être accordée; savoir, de celle de la captivité qu'il subissait depuis longtemps entre d'étroites murailles et de celle que la mort donnerait à son âme, libre dès ce moment de s'envoler vers le ciel. Il alla au supplice avec une sainte joie. Au pied de l'échafaud, il fit une grande et belle prière dont tous les assistants furent extrêmement touchés. Il emprunta ses dernières paroles à son Rédempteur : Mon père, s'écria-t-il je remets mon âme entre tes mains. Victor-Amédée avait donc vaincu. Des jardins du palais de Luserne, où il était venu savourer la victoire, il pouvait contempler les ravages que son armée triomphante avait faits. Les campagnes étalées à ses yeux étaient désertes, les hameaux sur le penchant des monts, les riants villages avec leurs berceaux de verdure et leurs vergers splendides, ne comptaient plus un seul de leurs anciens habitants; les vallons ne retentissaient plus des cris des troupeaux ni des voix des bergers; les champs, les prés, les côteaux vineux, les pâturages alpestres, toute cette nature autrefois si belle, toutes ces contrées si heureuses le printemps précédent, étaient réduites en une, vaste solitude, triste comme les plus âpres rochers. Plus de saints cantiques ne s'y feront entendre pour célébrer l'auteur de tant de merveilles. Ceux qui cultivaient ces beaux lieux sont, les uns morts, et leurs cadavres couvrent le sol; les autres, entassés dans des prisons, ignorant leur sort réciproque; d'autres, enfin, ce sont des enfants, livrés à la merci d'étrangers, qui ne cesseront de les persécuter que lorsque ces pauvres créatures auront oublié leurs parents, leur patrie et leur religion. Mon Dieu! quel outrage sanglant cette peuplade avait-elle donc fait à son prince, pour être traitée ainsi ? Était-ce une tribu féroce, une race adonnée au vol, au pillage, à l'assassinat ? Tu le sais, Seigneur! ils respectaient ton nom; ils ne demandaient qu'à suivre tes préceptes; ils aimaient leur prince; son honneur et sa gloire leur étaient chers. Fidèles, dévoués, soumis à ses lois, ils ne lui avaient préféré que toi, et n'avaient résisté à sa volonté que lorsqu'il avait essayé de les détourner du culte qu'ils te rendaient depuis des siècles. Sur les Alpes écartées, dans le fond des bois, dans les creux des rochers, quelques hommes avaient cependant réussi à cacher leur présence, vivant chétivement de restes de provisions et de ce qu'ils pouvaient trouver autour de leurs retraites. Et quand les Français se furent retirés, avec les bandes de Mondovi et une partie des troupes piémontaises, on vit ces infortunés sortir de leurs cachettes. Bientôt réunis, ils s'entraidèrent. Contraints souvent de descendre dans les lieux habités pour y chercher de la nourriture, ils s'y rendirent redoutables. La force armée qui leur donna souvent la chasse ne put, ni les intimider, ni les atteindre. Leur audace s'en accrut d'autant. Ne pouvant se défaire d'eux, on leur offrit des sauf-conduits à condition de passer à l'étranger. Ils n'y consentirent que lorsqu'on leur eut donné des otages qu'une bande gardait tandis que l'autre voyageait, et que l'on eut permis à quelques-uns de leurs parents, prisonniers dans les places fortes, de partir avec eux. Ils arrivèrent en Suisse en trois détachements dans le courant de novembre (4). Les Cantons évangéliques de la Suisse, quoique leur intervention eût été vaine et qu'ils n'eussent pu sauver leurs frères en la foi de la catastrophe qui les avait atteints, n'avaient pas cessé de s'intéresser vivement à eux. Ils avaient supplié Dieu en leur faveur, dans un jour de jeûne extraordinaire, et ordonné des collectes dans tout leur territoire (5). Ils redoublaient leurs instances auprès de la cour de Turin. Et, comme il leur avait été répondu que le comte de Govon, résident de Savoie en Suisse, avait. reçu des pouvoirs pour traiter avec eux, ils chargèrent de cette mission deux députés, après s'être concertés sur les bases de la négociation dans leur assemblée, à Arau, en septembre 1686. Les mandataires convinrent, sauf ratification, que tous les prisonniers seraient mis en liberté, vêtus convenablement, conduits et défrayés jusqu'aux frontières de la Suisse, aux dépends du duc ; que ceux qui erraient encore sur les montagnes recevraient des sauf-conduits pour la même destination. Les Suisses s'engageaient à leur tour, à les recevoir et à les garder dans le cœur de leur pays, pour qu'ils ne pussent pas retourner en arrière. La ratification de la convention fut immédiate de la part des Suisses; elle fut moins prompte de la part du duc, qui toutefois la signa.
La décision des Cantons évangéliques de la Suisse est au-dessus de tout éloge. Ils se chargent de tout un peuple de malheureux. Ils auront des milliers de gens faibles, souffrants et découragés à nourrir,
à loger et à établir. Quel fardeau pour leur médiocrité ! Il est vrai qu'ils peuvent compter d'avance sur les secours des protestants de l'Europe; mais ils ignorent dans quelle proportion. La source en est tarie en France, d'où les protestants persécutés s'échappent par milliers, réclamant pour eux-mêmes un asile et quelquefois aussi du pain. L'Angleterre, dont le roi catholique romain, Jacques II, favorise la religion du pape, et qui elle-même se débat contre ses prétentions, n'aura peut-être pas assez de liberté pour faire des collectes en faveur de ses anciens protégés. La Hollande et l'Allemagne. seules, quoique fatiguées par des guerres longues et dispendieuses, sont en mesure de secourir encore les malheureux qu'elles ont si souvent soutenus dans leur détresse. Les Cantons leur ont fait savoir leur intention. Ils s'attendent à une réponse favorable. Bientôt l'électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, répondra le premier à leur appel; les États de Hollande le suivront, et après eux plusieurs princes allemands qui seront nommés en leur lieu. Pour le moment, payons notre premier tribut d'admiration à ces Cantons suisses que leur proximité des Vallées invitait à donner avant tous leurs frères la preuve de leur sincère charité à des disciples de Christ sous la croix.
Cependant les Vaudois étaient encore en prison. Ils y étaient entrés au printemps, au nombre de douze on quatorze mille, selon les relations. Ils ne pouvaient tous être rendus à la liberté, puisque déjà cinq cents d'entre eux n'étaient plus sous la dépendance du duc. Ce prince, voulant se montrer reconnaissant du secours que le roi de France lui avait fourni, les avait envoyés en présent à sa majesté très-chrétienne qui les avait placés sur ses galères (6),
à Marseille. Un grand nombre de ceux qui étaient restés dans les forteresses y étaient morts de chagrin ou de maladie. Un changement de situation si complet avait courbé vers la tombe des hommes habitués au grand air, à la vie des champs et des chalets, et surtout à la liberté. La mauvaise eau, une chétive nourriture, leur entassement dans des salles étroites, sur les dures briques dont elles étaient pavées, on sur une paille en poussière ou même pourrie, la chaleur étouffante de l'été, le froid des nuits aussitôt que vint l'hiver, et la vermine qui couvrait leurs corps amaigris, avaient aggravé la disposition maladive de plusieurs et engendre des épidémies. On compta même jusqu'à soixante et quinze malades à la fois dans une seule salle. Du reste, ils ne recevaient que peu ou point de secours médicaux. On raconte que plusieurs enfants qui avaient la petite vérole périrent, parce qu'on les laissa exposés à la pluie. Si les Vaudois manquaient de secours pour leurs corps souffrants, en revanche ils étaient obsédés par les moines. Toujours est-il que, de douze mille au moins qu'ils étaient à leur entrée en prison, il n'en sortit pour se rendre en Suisse que trois à quatre mille. Qu'étaient devenus tous les autres?
Au reste, il est un fait qui achève de prouver l'intention arrêtée où était le gouvernement piémontais de traiter avec la dernière rigueur les misérables restes des Vaudois; c'est le retard qu'on mit à leur départ et la manière dont on l'effectua. S'il est une saison en laquelle, à moins d'y être obligé, nul ne se met en voyage pour franchir les Alpes, c'est l'hiver. Cette observation encore vraie de nos jours, malgré les routes excellentes qui traversent ces hautes montagnes, l'était surtout il y a deux siècles, quand ces moyens de communication étaient en général bien inférieurs à ce qu'ils sont devenus. Un voyage que quelques hommes robustes n'eussent entrepris qu'avec hésitation, à cause des périls de la saison, du gel et des neiges, il était cruel, il était barbare de le faire entreprendre au cœur de l'hiver, au travers des Alpes, à des milliers d'hommes affaiblis, sortant de prison, et dont plusieurs relevaient de maladie, à des vieillards cassés par la souffrance autant que par les années, à des femmes et à des enfants, même de l'âge le plus tendre. C'était consentir d'avance à la mort d'une foule d'entre eux, c'était la provoquer. Esprit de Rome, combien tu as fait de victimes !
L'intention de retenir dans les états du duc ces pauvres prisonniers qui, pendant huit mois, avaient été privés de leur liberté, parut avec évidence dans les moyens qu'on employa pour amollir leur courage. On proclama, il est vrai, que tous, même ceux qui avaient promis d'abjurer, étaient libres de partir; mais, comme ils l'ont raconté, on essaya de les capter par des promesses et de les effrayer par la description des dangers de toute espèce qui les attendaient sur la route. Plusieurs en effet se laissèrent détourner. Mais rien ne put arrêter l'élan de la masse. Toutefois, l'on empêcha à un grand nombre d'enfants, qui, bien que disséminés en Piémont, eurent connaissance de la proclamation, de rejoindre leurs parents lorsqu'ils essayèrent de le faire. De plus, on ne publia pas la proclamation dans les prisons de Luserne, on l'afficha seulement sur la place; en sorte que les détenus dans ce bourg ne purent pas profiter de la liberté qui leur était, accordée. On retint également les prisonniers qui gémissaient dans les basses fosses d'Asti et leurs parents qui les attendaient dans la citadelle de Turin. C'est dans l'enceinte de celle-ci que l'on gardait également neuf pasteurs avec leurs familles, dont il sera parlé ci-après.
Autre fait. Une troupe de prisonniers de Fossan ayant couché à la Novalèse, au pied de mont Cenis, quelques-uns d'entre eux, au départ, font observer à l'officier qui les conduit qu'il s'élève un orage sur la montagne. Dans les Alpes, en hiver, on ne s'y expose jamais sans d'amers regrets. Les Vaudois, à qui leur habitude des montagnes révèle le danger, supplient de suspendre la marche, par pitié pour tant de personnes débiles et épuisées qu'ils comptent dans leurs rangs. Si leur demande amène un retard, ils ne réclameront pas de pain. Ils voient moins de danger dans le manque de nourriture, que dans le voyage par un temps pareil. La nouvelle de tant de souffrances dans les prisons et en voyage, apportée par le premier détachement des malheureux Vaudois, ne parvint pas plutôt à la connaissance des magistrats des Cantons que, émus de pitié, obéissant aux inspirations de la charité chrétienne, ils envoyèrent sur les lieux des commissaires chargés de secourir les exilés par tous les moyens possibles. Ces agents, agréés par les autorités piémontaises, s'échelonnèrent dans les premiers jours de février sur la route de Turin; l'un à Chambéry ou Annecy, l'autre à Saint-Jean-de-Maurienne, un troisième à Lansle-Bourg, un quatrième à Suse. C'étaient MM. Roy, châtelain de Romainmôtier, Forestier de Cully, Panchaud de Morges et Cornilliat de Nyon. Leur correspondance avec le gouvernement de Berne montre qu'ils étaient à la hauteur de la commission confiée à leur sollicitude. Chacun, dans sa station, veillait à ce que les infortunés Vaudois eussent, à leur arrivée, pendant leur court séjour et à leur départ, tous les adoucissements que la maladie, la fatigue, l'âge, la faiblesse ou la froidure leur faisaient désirer. Fournir des moyens de transport aux uns, des médicaments, des vêtements chauds à d'autres, de l'argent à un grand nombre, donner à tous des consolations et des encouragements, telle fut la tâche dans l'accomplissement de laquelle ces hommes de cœur s'attirèrent la louange de leurs supérieurs et la reconnaissance profonde des exilés. Par leurs soins, des infirmes, des multitudes épuisées, abattues, reprirent force et courage, et purent rejoindre leurs frères qu'ils n'auraient jamais été en état de suivre, et qu'ils n'auraient par conséquent jamais revus sans eux. Plus d'une fois, ils accompagnèrent eux-mêmes telle ou telle bande jusqu'à sa destination, parce que le soin des malades et des nombreux enfants exigeait leur présence. Leurs recherches et leurs réclamations amenèrent aussi la libération de la plupart des enfants et des filles enlevés à leurs parents pendant le voyage.
Vers le milieu de février, après le passage des principales bandes vaudoises (9), deux des commissaires, MM. Roy et Forestier, se conformant aux instructions de leurs supérieurs, se rendirent à Turin pour solliciter l'élargissement des prisonniers restants, savoir des ministres et de leurs familles, ainsi que de ceux qui avaient été pris les armes à la main. Ils réclamaient aussi les enfants enlevés dès les premiers désastres.
Les efforts, pour obtenir le retour des jeunes enfants, enlevés au moment de l'emprisonnement, restèrent sans succès. Les commissaires revinrent dans le courant de mai de l'an 1687, ayant eu la douceur, si ce n'est de sauver tous les malheureux opprimés dont ils s'enquirent, du moins d'avoir empêché de plus grands maux, et d'être devenus pour un grand nombre, des appuis contre le découragement, des soutiens dam la détresse, des guides bravant la tempête, des pilotes habiles dirigeant d'une main amie la barque des naufragés vers le port. Christ, le chef de l'Église, avait ménagé de fidèles protecteurs et des frères compatissants à ses témoins sous la croix. La Suisse était le foyer où, par ses soins, les enfants des martyrs, les descendants des plus anciens chrétiens, venaient s'asseoir à côté des fils de la liberté, dans les demeures des disciples des réformateurs Calvin, Viret, Farel, Zwingle, OEcolampade, Haller, anciens et vénérables amis de leurs pères.
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