« On m'apprend qu'une bulle a été lancée contre moi : le monde, la connaît, elle n'est pas venue jusqu'ici.
Peut-être que, fille de la nuit, elle aura eu peur de me regarder en face... Enfin, il m'a été donné de la voir, cette chouette.. et dans toute sa beauté. En vérité, je ne sais si les papistes se moquent de moi. Non, ce ne peut être que l'œuvre de Jean Eck (le porteur de la bulle papale), cet homme de mensonge et d'iniquité, ce damné fils d'hérétique...; Ce qui ajoute à mes soupçons, c'est que ce Eck vient de Rome. Bel apôtre, bien digne d'un tel apostolat !... Il y a quelques jours j'avais entendu dire qu'on préparait dans la ville une bulle, bien méchante à l'instigation de ce bourreau d'Eck, qui y a répandu son style et sa bave... Celui qui a écrit cette bulle, je le tiens pour l'Antéchrist; je la maudis comme une insulte et un blasphème contre le Fils de Dieu. Amen. Je reconnais, je proclame en mon âme et conscience comme vérités les articles qui y sont condamnés; je voue tout chrétien qui la recevrait, cette bulle infâme, aux tortures de l'enfer. Je le tiens pour païen, pour l'Antéchrist en personne. Amen. Voilà comme je me rétracte, moi. Bulle, fille d'une bulle de savon; mais dis-moi donc, ignorantissime Antéchrist, tu es donc bien bête pour croire que l'humanité va se laisser effrayer! S'il suffisait, pour condamner, de dire: ceci me déplait, non je ne veux pas; mais il n'y a pas de mulet, d'âne, de taupe, de souche, qui ne pu faire le métier de juge. Quoi! ton front de prostituée n'a pas rougi d'oser ainsi avec des paroles de fumée se prendre aux foudres de la Parole divine!... »« On dit souvent, continue Luther, que l'âne chante mal parce qu'il entonne trop haut. Cette bulle eût bien mieux chanté, si d'abord elle n'avait posé sa bouche de blasphème contre le ciel... Ah! bullistes, vous ne tremblez pas que la pierre et le bois ne suent du sang à l'ouïe des blasphèmes que vous vomissez! Où êtes-vous donc,empereurs? Où êtes-vous, rois et princes de la terre? Vous avez donné votre nom à Jésus dans le baptême, et vous supportez cette voix tartaréenne (infernale) de l'Antéchrist? Où êtes vous, évêques? Vous tous qui prêchez le christianisme, garderez-vous le silence devant un tel prodige d'impiété? Malheureuse Eglise, devenue le jouet et la proie de Satan! Misérables, qui vivez dans ce siècle! Voici la colère de Dieu sur tout ce qui a nom papiste. (Pape) Léon X, et vous, nos seigneurs les cardinaux romains, écoutez, je vous le dis en face: si c'est vous qui avez enfanté cette bulle, si vous l'avouez comme votre œuvre, j'use, moi, de la puissance que Dieu m'a faite au baptême en m'instituant son fils et son héritier. Appuyé sur ce roc qui ne craint ni les portes de l'enfer, ni le ciel, ni la terre, je vous le répète, revenez à Dieu, renoncez à vos sataniques blasphèmes contre Jésus-Christ, et tout de suite. Autrement, sachez le bien le Christ vit et règne encore. Voici venir le Seigneur qui d'un souffle de sa bouche dissipera cet homme d'iniquité, ce fils de perdition. Si le pape a écrit cette bulle, je le proclame l'Antéchrist venu pour bouleverser le monde. »
C'est ainsi qu'écrit et que parle Luther. Il va droit au but, et n'épargne à ses adversaires ni l 'insulte ni l'outrage. Tout en déplorant ses écarts, il ne faut oublier ni son époque, ni les puissants adversaires qui l'attaquent. Le temps, qui verse l'oubli sur ce qui ne mérite pas de passer à la postérité; enregistre toujours ce qui en est digne. Le 10 décembre 1520 demeurera un grand jour et une date immortelle dans la vie du réformateur, Ce jour-là toute la ville de Wittemberg, comme au temps des grandes solennités, était en émoi: la vieille basilique regorgeait de fidèles; à l'une des portes de la cité un bûcher était dressé. A l'heure indiquée, au son du bourdon lancé à toute volée, Luther descend de la chaire de la cathédrale, suivi des professeurs et des écoliers; il se dirige vers le bûcher, il l'allume, et le hardi docteur y jette la bulle de Léon X, la Somme de saint Thomas, les Décrétales dés papes et les écrits d'Eck (le porteur de la bulle papale). Ce jour-là, comme Fernand Cortès, il brûla ses vaisseaux. Il fallait vaincre ou périr; Luther vainquit.
D'après "Histoire de la réformation française" F. PUAUX Tome 1, page 39 (1859)